Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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INSUCCÈS

25-Insuccès copie lvec quelle facilité nous prononçons ce mot : « insuccès ».

Mais avec la même facilité nous prononçons également : vie. Ou : mort. Ou : amour. Ou : fidélité. Ou : déception.

La simple différence est que ces mots, si ce n’est pas la politique ni la société, au moins la littérature les prend au sérieux – des romans, des pièces et des poèmes dessinent et analysent les héros de ces grands secouements psychiques.

C’est affaire d’écrivain.

Mais qui va écrire l’écrivain si un jour c’est lui qui devient le héros tragique de sa propre vie, au regard de sa propre œuvre ?

Affaire privée. Affaire d’atelier. Mais sa relation avec l’œuvre, avec le travail est aussi tragique et fatale pour lui que pour quiconque et si son enfant, son épouse, un amant ou une maîtresse se placent au centre de drames, c’est justement lui, lui seul, qui le sait, et il ne le dit pas car il ne peut pas avouer que pour lui c’est le plus important – s’il l’avouait, la question pourrait se poser : pourquoi alors n’a-t-il pas écrit sur cela, sur le plus important ?

 

Il préfère ne pas l’avouer, même à lui-même.

C’est ainsi qu’il devient tragicomique !

Semblablement au mari trompé, le dernier à ignorer ses cornes.

Et le pauvre est ménagé par tous au nom d’une fausse bienveillance, d’une fausse compassion, comme un malade.

Et lui, il joue le jeu.

Si tu le croises dans la rue, tu lui dis distraitement : ah, je vous félicite, et il répond légèrement : merci. Tu te mets vite à parler d’autre chose mais ça éveille ses soupçons. Il commence à insister, le malheureux, comme si pour lui aussi cette affaire n’était qu’un sujet de conversation léger, objectif – à la manière d’un phtisique parlant de la phtisie qui gagne du terrain en général, d’un point de vue scientifique.

- Oui… après le grand succès de la première on aurait pu s’attendre… mais les conditions économiques…

- Oui, c’est cela, te dépêches-tu de l’assurer, les conditions sont très défavorables. Partout dans le monde. Ajoutons-y le cinéma parlant… ces loisirs bon marché…

- Oui… oui, répond-il rêveusement – et il lève sur toi des yeux pleins d’espoir… – En réalité je ne peux pas me plaindre… Il y avait du public ce soir aussi…

Bien sûr. Il y avait du public. Une douzaine de personnes qu’au fond de son âme il hait, il les hait davantage que les huit cents autres qui ne sont pas venus – ce sont eux qu’il rend responsables pour les absents : il a le sentiment en quelque sorte qu’ils sont venus par joie maligne, pour rire de son échec.

 

Mais il ne s’avoue pas cela non plus.

Et pendant qu’il marche en méditant dans les rues, les gens, les choses et les objets, les connotations lointaines, le ciel et la terre, se transforment lentement en une grande pharmacie dans laquelle on détaille exclusivement une panoplie de narcotiques, de remèdes assoupissants et consolateurs de sa douleur.

Comme il fait frais. Bien sûr, comment veut-on que les gens aillent au théâtre quand il fait frais ?

Comme il fait chaud. Ils ne sont pas assez fous, les gens, pour aller au théâtre quand ils peuvent aussi aller pique-niquer.

De toute façon… il l’a bien dit, l’autre… c’est comme ça partout… Nous vivons au siècle de la technique…

Ils sont mignons ces enfants qui jouent là dans le parc… Que d’enfants…

Et comme ils sont gentils… Leurs parents doivent les adorer… Ils doivent préférer rester avec les petits, le soir à la maison… plutôt que de sortir… d’aller s’amuser ou d’aller au théâtre… Vas-tu me ficher la paix, sale gosse ? On ne peut jamais être tranquille…

Quel beau bâtiment. Comme il est bien placé. Hum. En fait, euh… Ce maudit théâtre… il est drôlement mal situé – qui diable passerait dans ce maudit quartier ?

 

Il n’aurait pas fallu leur donner la pièce.

Mais le problème est que déjà la pièce précédente a fait un four. Les gens ont perdu confiance dans ce théâtre.

Mais la plus grande malchance est quand même que la pièce précédente a eu tant de succès. Elle a siphonné le public.

Et puis la foire nationale… Tous ces provinciaux qui montent à Pest pour la foire… hum… voilà pourquoi les Budapestois ne vont pas au théâtre… ça les occupe… ils sont obligés de recevoir les cousins de province qui les empêchent d’aller au théâtre…

 

À propos de qui a-t-il déjà lu ça, il ne s’en souvient plus… Ah oui, ça y est ! De Bizet, qui après la première de Carmen s’est jeté dans la Seine, tellement ç’avait été un four… Pourtant c’est l’opéra le plus joué au monde.

Que se passe-t-il ici, que se passe-t-il là-bas ? Quelqu’un s’est fait écraser ? Un meurtre ? Regarde cette plèbe… Elle adore ce genre d’événement… Hum, Csáky avait peut-être raison, j’aurais dû garder cette scène avec le revolver au deuxième acte…

Ah non, c’est autre chose. Les gens s’attroupent autour d’un grand tuyau. Ah oui, une lunette des rues pour observer les étoiles… pour dix fillérs on peut regarder les étoiles… Évidemment, si ça coûte si peu cher… on peut les comprendre… qu’ils choisissent plutôt ça…

Des myriades d’étoiles…

Le diable l’emporte, il avait bien dit au directeur qu’il fallait engager Csortos pour le rôle, avec la Titkos… Mais une fois de plus il a été mesquin…

Jaloux et furieux, il lève les yeux vers les étoiles. Ils ne sont pas avares de réclame lumineuse pour cette pièce ressassée là-haut dans le ciel… La publicité, ça paye… Faut pas être radin.

Il détourne les yeux.

 

Sans s’en rendre compte, ses pas le conduisent devant un autre théâtre.

Alors il s’arrête, médusé.

Un écriteau à la porte. Complet.

C’est le coup de grâce pour son pauvre cœur.

Mais ça ne dure qu’une minute.

Puis son visage s’éclaircit, comme celui d’un idiot qui a enfin trouvé l’idée fixe qui lui convient.

Alors tout devient clair !

Bien sûr ! Comment n’y avait-il pas pensé ?... Comment le public pourrait-il aller voir sa pièce – alors qu’il se trouve dans un autre théâtre au même moment ?

Et voici la grande consolation :

Qui ose prétendre d’une pièce qu’elle a fait un four, alors que personne ne l’a vue ? Où et quand a-t-elle fait un four, devant quel public ?

Vous voyez ?

 

Színházi Élet, 1930, n°20.

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