Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
SÁNDOR BRÓDY
Éclairs de souvenirs à l’inauguration d’un
monument funéraire
ui peut prétendre
connaître Bródy[1] l’écrivain, qui peut le
comprendre, sans avoir connu l’homme ?
Et parmi nous, qui avons vécu avec
lui l’époque qui l’avait formé à son image, et
qu’il avait formée à son image – qui peut se
libérer du souvenir obsédant de la connaissance personnelle, pour
comprendre l’écrivain dans ses écrits ?
Ceci n’est pas un livre, pas une
description de l’époque, ni une biographie. Juste un rappel pour
nous qui nous souvenons de lui ; un de nous devra bien écrire
l’époque et la vie de Sándor Bródy – je dis
bien devra, car la
génération d’aujourd’hui ne peut savourer
l’époque sans lui, ni lui sans son époque, dans sa saveur
et dans sa musique originales, sans avoir lu ce futur livre.
Ce sera une tâche belle et difficile
pour celui qui s’y attellera. Il devra être à la fois
objectif et lyrique, il devra évoquer des exemples et des personnages de
l’histoire de la littérature, et ressentir constamment les
gigantesques différences inexprimables et pourtant nécessaires
qui définissent et soulignent nettement les contours de la
personnalité de Sándor Bródy, l’écrivain, le
sage et le bon vivant, sur la photo de groupe où ses voisins
s’appellent : Stendhal, Verlaine, Oscar Wilde, Heine, Peter Altenberg.
Une autre grande difficulté est
à prévoir si c’est l’un d’entre nous qui
l’écrit – or aucun autre ne peut l’écrire, et
comme je le dis, l’écrire est nécessaire.
Quel qu’il soit, il devra aussi
parler de lui-même.
Connaître personnellement
Sándor Bródy n’a jamais permis à personne une libre
observation unilatérale. Lui, on ne pouvait pas le connaître,
s’informer sur lui, on ne pouvait ni l’observer ni le regarder sans
qu’il n’observe et regarde celui qui le rencontrait,
l’observait, le regardait. Un modèle dont il était
impossible d’esquisser le profil, car il se plaçait toujours de
face pour regarder dans les yeux du dessinateur, et celui-ci se rendait vite
compte que sa propre figure jouait aussi un rôle dans le jeu, à
travers le regard paresseux, confortable, cillant mollement de Sándor
Bródy. On faisait sa connaissance pendant qu’il fumait son cigare
à la terrasse du Bristol, nous, les jeunes admirateurs enthousiastes qui
l’entourions – on trépignait d’impatience pour rester
seul avec lui, et apprendre le secret de la vie extraordinaire de ce formidable
spécimen humain : et lorsque enfin tu y parvenais, cinq minutes
plus tard il arrivait que tu n’écoutasses pas le roman riche et
flamboyant de Sándor Bródy, mais bégayant et les oreilles
écarlates, c’est toi qui lui faisais l’aveu des secrets
jalousement gardés de ta petite vie mince et pudique d’à
peine quelques années, et le cœur palpitant tu répondais
à ses questions.
C’était toujours ainsi. Un
à un, séparément, lequel de nous saurait plus de Monsieur
Sándor, que ce qu’il savait lui de nous tous ; il savait non
par curiosité ou indiscrétion, mais parce qu’il
possédait une sorte de magie qui éveillait en nous, même le
plus réservé, une confiance rougissante.
On ne peut pas remémorer sa vie,
sans remémorer aussi la nôtre.
Il n’était pas seulement notre
contemporain. Il était notre ami. Parfois mauvais ami, parfois ami
infidèle, parfois ami peu fiable, mais toujours un ami proche. Ami plus
grand et plus proche que cent autres congénères fidèles et
fiables.
Ses principes étranges,
énervants, révoltants et païens à la fois, à
l’aune lesquels il jaugeait la vie, les femmes, l’amour, la
littérature, avec un cynisme sarcastique mais chaleureux, une foi
froidement sceptique, je les écoutais, désarçonné
mais sous le charme, à l’instar du jeune et vaillant Raskolnikov,
moraliste enthousiaste, qui écoutait Svidrigaliov
de Crime et Châtiment. Moi qui,
au nom d’une de l’illusion d’une réforme de
l’univers, de la résolution de transformer l’ordre des
planètes et des systèmes solaires, étais prêt
à assommer de sang-froid le vieux dépositaire de la lâche
et sournoise résignation, de l’avarice et de la vilenie faisant
barrage à tout ce qui est beau, bon et hardi. Dans ma fureur et mon
indignation, je n’étais pas loin de l’accuser de
négocier en secret avec les résignés. Puis je l’ai
vu, lui, repousser dans l’escalier du même geste paresseux,
rêveur, un marchand d’idées et d’idéaux qui
tentait de le soudoyer, en lui proposant une "affaire
littéraire", à lui, le directeur du Livre Blanc, du même geste avec lequel il avait repoussé
mes projets de sauver le monde, me gelant les mots dans la gorge.
Mais un de mes poèmes qui lui a plu,
il en a arraché la page dans Nyugat, et pendant trois jours en a fait lecture à
tout venant dans la rue, les cafés, les couloirs du Parlement, aux déjeuners
et aux dîners, au champ de courses, dans le lit de sa maîtresse et
la salle de jeu du casino, entre deux mises de baccara, pendant qu’il
affrontait la banque avec son dernier argent.
Il est difficile de déterminer
où résidait sa magie, un élixir mal composé. Et
pourtant on ne pouvait pas l’affubler d’un
"je-ne-sais-quoi" décadent : les strates qui le
composaient se distinguaient en des colorations claires dans cette succulente
et puissante eau-de-vie.
Homme efficace et dominateur, partenaire de
conversation infiniment charmeur, écrivain très personnel et
très particulier : dans cette triple qualité il a su faire
de la mode et de l’esprit de son temps une mode et un esprit du temps
à son image, auxquels aucun de nous ne pouvait se soustraire.
Ses bons mots, son parler, ne sont
reflétés qu’affadis et incolores par les anecdotes et
légendes autour de sa personne pour ceux qui n’ont pas entendu le
son de sa voix : il conviendrait d’y adjoindre une partition, ou les
transmettre sur quelque film qui n’existe pas encore : en couleur,
en relief et sonore.
Mais il nous reste ses livres pour
témoigner de son langage.
J’ai le mieux ressenti la saveur de
sa grammaire lorsque j’ai écrit une caricature de son style :
je l’ai déformé car je l’aimais. Il était
réjouissant de déguster sur ma langue ce hors-d’œuvre
raffiné, le style de Sándor Bródy.
Quelle saveur dans ce style
personnel !
On y sent le plaisir quasi érotique
de l’art de cuisiner la composition des phrases avec la compétence
d’un cordon-bleu.
Au demeurant, il aimait faire la cuisine,
jouer à la dînette – cela apparaît dans le goût
du jeu reflété par ses écrits. Il ne prend pas la chose au
sérieux, pour lui l’écriture n’est pas
l’expression de sentences et de définitions : elle est un fin
en soi, un plaisir sensuel. Il ne la hâte pas, ne se précipite pas
d’une pensée à l’autre, comme qui n’aurait
devant les yeux que quelque objectif à prouver. Il s’arrête,
il bichonne. Il caresse la forme négative, le tempo qui freine mais qui
en même temps enfle, tend l’envolée.
« Non sans
rien… » « N’est pas à
rejeter. » « N’est pas joli. »
« N’est pas laid. »
Deux négations valent une
affirmation : cela laisse le temps au plat de mijoter dans la marmite.
(Un exemple : le
chef-d’œuvre qu’est la nouvelle, Vieux gourmands.)
Nous tous qui écrivions en ce
temps-là étions sous son influence. Dernièrement, en
feuilletant les poèmes de Ady, j’ai reconnu avec étonnement
la saveur, l’épice qu’on ne saurait confondre, du parler et
de l’écrit de Sándor Bródy, dans le lointain genre poétique.
Mais son feu attisait principalement la
prose.
Dans Nourrice,
à partir de son propre vocabulaire, il fabrique un patois hongrois qui
n’existe nulle part, qui n’est parlé nulle part : il
est pourtant plus savoureux et plus hongrois que bien des distillats
artificiels, cuisinés d’ingrédients authentiques.
Il a été inhumé il y a
sept ans, mais c’est seulement aujourd’hui qu’il
reçoit un monument funéraire. J’étais présent
à son enterrement, où la littérature officielle n’a
pas daigné se faire représenter.
Il est mort à un moment "non
favorable".
J’ignore si le temps présent
est plus favorable. Je n’aime pas les phrases creuses, même
à l’occasion d’occasions favorables, et quoi qu’en
pense en ce dimanche le Parnasse établi, je ne terminerai pas ce discours
souvenir par un cri pathétique : « Une statue pour
Sándor Bródy ! », seulement par le souhait
silencieux mais plus pressant, avec lequel j’ai commencé :
« un livre sur Sándor Bródy ! ».
Pesti
Napló, 25 mai 1930.