Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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SÁNDOR BRÓDY

Éclairs de souvenirs à l’inauguration d’un monument funéraire

27-Sandor Brody lui peut prétendre connaître Bródy[1] l’écrivain, qui peut le comprendre, sans avoir connu l’homme ?

Et parmi nous, qui avons vécu avec lui l’époque qui l’avait formé à son image, et qu’il avait formée à son image – qui peut se libérer du souvenir obsédant de la connaissance personnelle, pour comprendre l’écrivain dans ses écrits ?

 

Ceci n’est pas un livre, pas une description de l’époque, ni une biographie. Juste un rappel pour nous qui nous souvenons de lui ; un de nous devra bien écrire l’époque et la vie de Sándor Bródy – je dis bien devra, car la génération d’aujourd’hui ne peut savourer l’époque sans lui, ni lui sans son époque, dans sa saveur et dans sa musique originales, sans avoir lu ce futur livre.

Ce sera une tâche belle et difficile pour celui qui s’y attellera. Il devra être à la fois objectif et lyrique, il devra évoquer des exemples et des personnages de l’histoire de la littérature, et ressentir constamment les gigantesques différences inexprimables et pourtant nécessaires qui définissent et soulignent nettement les contours de la personnalité de Sándor Bródy, l’écrivain, le sage et le bon vivant, sur la photo de groupe où ses voisins s’appellent : Stendhal, Verlaine, Oscar Wilde, Heine, Peter Altenberg.

Une autre grande difficulté est à prévoir si c’est l’un d’entre nous qui l’écrit – or aucun autre ne peut l’écrire, et comme je le dis, l’écrire est nécessaire.

Quel qu’il soit, il devra aussi parler de lui-même.

Connaître personnellement Sándor Bródy n’a jamais permis à personne une libre observation unilatérale. Lui, on ne pouvait pas le connaître, s’informer sur lui, on ne pouvait ni l’observer ni le regarder sans qu’il n’observe et regarde celui qui le rencontrait, l’observait, le regardait. Un modèle dont il était impossible d’esquisser le profil, car il se plaçait toujours de face pour regarder dans les yeux du dessinateur, et celui-ci se rendait vite compte que sa propre figure jouait aussi un rôle dans le jeu, à travers le regard paresseux, confortable, cillant mollement de Sándor Bródy. On faisait sa connaissance pendant qu’il fumait son cigare à la terrasse du Bristol, nous, les jeunes admirateurs enthousiastes qui l’entourions – on trépignait d’impatience pour rester seul avec lui, et apprendre le secret de la vie extraordinaire de ce formidable spécimen humain : et lorsque enfin tu y parvenais, cinq minutes plus tard il arrivait que tu n’écoutasses pas le roman riche et flamboyant de Sándor Bródy, mais bégayant et les oreilles écarlates, c’est toi qui lui faisais l’aveu des secrets jalousement gardés de ta petite vie mince et pudique d’à peine quelques années, et le cœur palpitant tu répondais à ses questions.

C’était toujours ainsi. Un à un, séparément, lequel de nous saurait plus de Monsieur Sándor, que ce qu’il savait lui de nous tous ; il savait non par curiosité ou indiscrétion, mais parce qu’il possédait une sorte de magie qui éveillait en nous, même le plus réservé, une confiance rougissante.

On ne peut pas remémorer sa vie, sans remémorer aussi la nôtre.

Il n’était pas seulement notre contemporain. Il était notre ami. Parfois mauvais ami, parfois ami infidèle, parfois ami peu fiable, mais toujours un ami proche. Ami plus grand et plus proche que cent autres congénères fidèles et fiables.

Ses principes étranges, énervants, révoltants et païens à la fois, à l’aune lesquels il jaugeait la vie, les femmes, l’amour, la littérature, avec un cynisme sarcastique mais chaleureux, une foi froidement sceptique, je les écoutais, désarçonné mais sous le charme, à l’instar du jeune et vaillant Raskolnikov, moraliste enthousiaste, qui écoutait Svidrigaliov de Crime et Châtiment. Moi qui, au nom d’une de l’illusion d’une réforme de l’univers, de la résolution de transformer l’ordre des planètes et des systèmes solaires, étais prêt à assommer de sang-froid le vieux dépositaire de la lâche et sournoise résignation, de l’avarice et de la vilenie faisant barrage à tout ce qui est beau, bon et hardi. Dans ma fureur et mon indignation, je n’étais pas loin de l’accuser de négocier en secret avec les résignés. Puis je l’ai vu, lui, repousser dans l’escalier du même geste paresseux, rêveur, un marchand d’idées et d’idéaux qui tentait de le soudoyer, en lui proposant une "affaire littéraire", à lui, le directeur du Livre Blanc, du même geste avec lequel il avait repoussé mes projets de sauver le monde, me gelant les mots dans la gorge.

Mais un de mes poèmes qui lui a plu, il en a arraché la page dans Nyugat, et pendant trois jours en a fait lecture à tout venant dans la rue, les cafés, les couloirs du Parlement, aux déjeuners et aux dîners, au champ de courses, dans le lit de sa maîtresse et la salle de jeu du casino, entre deux mises de baccara, pendant qu’il affrontait la banque avec son dernier argent.

 

Il est difficile de déterminer où résidait sa magie, un élixir mal composé. Et pourtant on ne pouvait pas l’affubler d’un "je-ne-sais-quoi" décadent : les strates qui le composaient se distinguaient en des colorations claires dans cette succulente et puissante eau-de-vie.

Homme efficace et dominateur, partenaire de conversation infiniment charmeur, écrivain très personnel et très particulier : dans cette triple qualité il a su faire de la mode et de l’esprit de son temps une mode et un esprit du temps à son image, auxquels aucun de nous ne pouvait se soustraire.

Ses bons mots, son parler, ne sont reflétés qu’affadis et incolores par les anecdotes et légendes autour de sa personne pour ceux qui n’ont pas entendu le son de sa voix : il conviendrait d’y adjoindre une partition, ou les transmettre sur quelque film qui n’existe pas encore : en couleur, en relief et sonore.

Mais il nous reste ses livres pour témoigner de son langage.

J’ai le mieux ressenti la saveur de sa grammaire lorsque j’ai écrit une caricature de son style : je l’ai déformé car je l’aimais. Il était réjouissant de déguster sur ma langue ce hors-d’œuvre raffiné, le style de Sándor Bródy.

Quelle saveur dans ce style personnel !

On y sent le plaisir quasi érotique de l’art de cuisiner la composition des phrases avec la compétence d’un cordon-bleu.

Au demeurant, il aimait faire la cuisine, jouer à la dînette – cela apparaît dans le goût du jeu reflété par ses écrits. Il ne prend pas la chose au sérieux, pour lui l’écriture n’est pas l’expression de sentences et de définitions : elle est un fin en soi, un plaisir sensuel. Il ne la hâte pas, ne se précipite pas d’une pensée à l’autre, comme qui n’aurait devant les yeux que quelque objectif à prouver. Il s’arrête, il bichonne. Il caresse la forme négative, le tempo qui freine mais qui en même temps enfle, tend l’envolée.

« Non sans rien… » « N’est pas à rejeter. » « N’est pas joli. » « N’est pas laid. »

Deux négations valent une affirmation : cela laisse le temps au plat de mijoter dans la marmite.

(Un exemple : le chef-d’œuvre qu’est la nouvelle, Vieux gourmands.)

 

Nous tous qui écrivions en ce temps-là étions sous son influence. Dernièrement, en feuilletant les poèmes de Ady, j’ai reconnu avec étonnement la saveur, l’épice qu’on ne saurait confondre, du parler et de l’écrit de Sándor Bródy, dans le lointain genre poétique.

Mais son feu attisait principalement la prose.

Dans Nourrice, à partir de son propre vocabulaire, il fabrique un patois hongrois qui n’existe nulle part, qui n’est parlé nulle part : il est pourtant plus savoureux et plus hongrois que bien des distillats artificiels, cuisinés d’ingrédients authentiques.

Il a été inhumé il y a sept ans, mais c’est seulement aujourd’hui qu’il reçoit un monument funéraire. J’étais présent à son enterrement, où la littérature officielle n’a pas daigné se faire représenter.

Il est mort à un moment "non favorable".

J’ignore si le temps présent est plus favorable. Je n’aime pas les phrases creuses, même à l’occasion d’occasions favorables, et quoi qu’en pense en ce dimanche le Parnasse établi, je ne terminerai pas ce discours souvenir par un cri pathétique : « Une statue pour Sándor Bródy ! », seulement par le souhait silencieux mais plus pressant, avec lequel j’ai commencé : « un livre sur Sándor Bródy ! ».

 

Pesti Napló, 25 mai 1930.

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[1] Sándor Bródy (1863-1924). Écrivain et journaliste hongrois.