Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Conte
d’Andersen contemporain
La Cinquième Roue n’était
nullement quelque chose d’extraordinaire ou hors du commun – tout
au moins elle ne se considérait pas comme telle. Et elle
n’était pas non plus une Pensée Abstraite, une idée
fixe dans le cerveau d’un génie, une extravagance aux yeux
d’un petit-bourgeois.
C’est-à-dire…
C’est-à-dire, c’est
justement là que le bât blesse : elle était davantage
gonflée.
Mais ce gonflage, cet état de
gonflement, s’entend au sens figuré, et non au sens ordinaire, de
tous les jours.
En effet,
Les quatre autres roues étaient
montées sur les deux essieux de la voiture, des deux côtés.
Les quatre autres, lorsque le contact était mis et le klaxon
retentissait, elles savaient déjà ce qu’elles avaient à
faire – tourner, tourner, haleter et travailler et courir et filer, par
monts et par vaux, traversant boues et cailloux, sans se préoccuper de
leur propre santé, pendant des heures, sans repos, sous la pression de
leur fardeau – oh, elles n’étaient pas gâtées,
ces Quatre Roues, vous pouvez me croire, le destin ne leur avait pas offert la
même protection et le même bonheur qu’à leurs parentes
éloignées, les charmantes petites roues des précieuses
pendules par exemple, si bien protégées qu’on les garde
sous verre.
Mais
Car
Elle trouvait naturel d’être ainsi traitée.
Elle s’imaginait que dès son
enfance elle se distinguait de ses sœurs – qu’elle était
différente des autres roues, qu’elle était née pour
dominer, et les autres pour la servir et pour travailler, afin qu’elle
puisse vivre dans le confort et la félicité.
Elle était persuadée que
toute cette voiture avait en réalité vocation de la promener.
Bien entendu, puisque tout le monde
œuvrait et se démenait dans la voiture, le chauffeur et le moteur
devant, les roues sous le châssis, les portières sur les
côtés – elle seule se prélassait et se boursouflait
dans l’oisiveté, et jouissait des paysages qui défilaient,
du grand air et d’une santé florissante. De temps en temps des
roues étranges à quatre rayons montaient à bord de la
voiture, on les appelait Hommes, ils se dépêchaient, se démenaient
et couraient en tous sens – elle était convaincue que ceux-là
aussi étaient ses subordonnés, que le but et le sens de leur
agitation autour du véhicule consistait à entretenir la voiture,
sa voiture, et d’assurer son confort.
Elle ressentait à
l’égard de tous une certaine supériorité, une
bienveillance paternelle, elle leur tapotait mentalement l’épaule
parce qu’ils étaient des serviteurs zélés et
fidèles de sa personne hors du commun par la grâce de Dieu.
Une nuit,
Elle fut réveillée par des
craquements, des crissements et des secousses – la voiture roula encore
un temps, glissa bizarrement sur quelques mètres en clopinant, puis
s’arrêta.
Une lampe électrique fut
trouvée – deux Roues-Hommes s’extirpèrent à la
hâte de l’intérieur du véhicule, le chauffeur
descendit également.
Elle observa ces événements
dans un demi-sommeil.
L’une des roues portefaix semblait
être la cause du problème. C’est autour d’elle
qu’on s’agitait. L’un dévissa un boulon et tourna une
sorte de manivelle – un autre commença lentement à lever
l’arrière de la voiture.
À peine quelques minutes plus tard
la roue en question fut démontée et déposée,
directement sous elle, dans l’herbe humide.
Sous la lumière pâle de
La pauvre roue épuisée au
travail s’étalait morte dans l’herbe. Son pneu pâle
argenté étincelait. Un trou béant s’ouvrait sur son
flanc, les derniers soubresauts de son sang et de son âme, l’air,
s’échappait en chuintant par cet orifice.
Un instant elle fut prise de frissons
d’horreur et de compassion. Puis elle reprit ses esprits. D’accord,
d’accord, je la plains, la pauvre, néanmoins c’est fort
exagéré de m’avoir réveillée pour cela, ils
auraient pu se débrouiller pour rester en silence, la changer ou pousser
la voiture sans elle, mais partons enfin !
Or la réalité, ce qui arriva,
fut tout autre.
Une des Roues-Hommes s’approcha
d’elle.
La surprise et l’indignation la
firent quasiment tomber en pâmoison. Mais elle n’eut pas beaucoup
de temps pour s’étonner.
La minute suivante on la poussa brutalement
à la place de la roue qui avait rendu le dernier soupir. Des boulons
furent tournés, elle sentit encore qu’on la collait à
l’essieu, puis l’arrière-train de la voiture fut
abaissé, et sa peau délicate, altière, retomba lourdement
dans la gadoue de la flaque argileuse sous ses pieds.
Elle voulut crier, protester – mais
aucun son ne sortit de sa gorge.
Le klaxon klaxonna, le contact fut mis,
l’essieu grinça, puis elle sentit seulement qu’elle
était entraînée, tiraillée et poussée,
furieusement fouettée, une douleur inouïe traversait tout son
corps, une plainte sifflante jaillissait de sa gorge, elle se mit à
courir, à tourner et à filer à travers des flaques
puantes, des cailloux tranchants, sous des fardeaux épouvantables pesant
sur ses épaules, la poussant, la comprimant dans la poussière du
sol.
En l’espace de quelques minutes elle
dut découvrir et apprendre l’unique loi du destin des roues :
en haut, en bas, en haut, en bas, comme il plaît au Gouverneur
mystérieux de l’Existence, l’Essieu.
Színházi
Élet, 1930, n°4.