Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

La cinquiÈme roue

Conte d’Andersen contemporain

La Cinquième Roue n’était nullement quelque chose d’extraordinaire ou hors du commun – tout au moins elle ne se considérait pas comme telle. Et elle n’était pas non plus une Pensée Abstraite, une idée fixe dans le cerveau d’un génie, une extravagance aux yeux d’un petit-bourgeois.

La Cinquième Roue n’était pas une comparaison, chers enfants, pas une métaphore que vous apprenez à l’école. Discours Symbolique et Sens Abstrait.

La Cinquième Roue était une vraie roue, normale, tangible, une roue comme les quatre autres, de pied en cap, ou plutôt de pneu en jante, rien ne la distinguait de ses autres camarades roues, elle avait vu le jour dans la même usine – elle n’était pas même gonflée un peu plus ou un peu moins que les autres.

C’est-à-dire…

C’est-à-dire, c’est justement là que le bât blesse : elle était davantage gonflée.

Mais ce gonflage, cet état de gonflement, s’entend au sens figuré, et non au sens ordinaire, de tous les jours.

En effet, la Cinquième Roue ne se distinguait ni par sa forme, ni par sa matière, ni pas son essence de toutes les autres roues – mais elle s’en distinguait bel et bien par sa position.

Les quatre autres roues étaient montées sur les deux essieux de la voiture, des deux côtés. Les quatre autres, lorsque le contact était mis et le klaxon retentissait, elles savaient déjà ce qu’elles avaient à faire – tourner, tourner, haleter et travailler et courir et filer, par monts et par vaux, traversant boues et cailloux, sans se préoccuper de leur propre santé, pendant des heures, sans repos, sous la pression de leur fardeau – oh, elles n’étaient pas gâtées, ces Quatre Roues, vous pouvez me croire, le destin ne leur avait pas offert la même protection et le même bonheur qu’à leurs parentes éloignées, les charmantes petites roues des précieuses pendules par exemple, si bien protégées qu’on les garde sous verre.

Mais la Cinquième Roue, elle, bien que, comme je disais, fût une sœur des autres, ne ressentait rien de tout cela.

La Cinquième Roue était accrochée sur l’arrière de la voiture, veillant à ce que pas un seul millimètre de son épiderme de caoutchouc délicat et sensible ne soit jamais atteint par la poussière et la boue de la route – la Cinquième Roue ne devait jamais rouler, pas même la moitié d’un mètre, la Cinquième Roue ne faisait que pendouiller et tolérer avec une supériorité paternaliste qu’on la promenât et qu’on la trimbalât.

Car la Cinquième Roue, gonflée de bêtise, pour rester dans le style, se bouffissait de vanité et attribuait sa situation d’exception à son propre mérite.

Elle trouvait naturel d’être ainsi traitée.

Elle s’imaginait que dès son enfance elle se distinguait de ses sœurs – qu’elle était différente des autres roues, qu’elle était née pour dominer, et les autres pour la servir et pour travailler, afin qu’elle puisse vivre dans le confort et la félicité.

Elle était persuadée que toute cette voiture avait en réalité vocation de la promener.

Bien entendu, puisque tout le monde œuvrait et se démenait dans la voiture, le chauffeur et le moteur devant, les roues sous le châssis, les portières sur les côtés – elle seule se prélassait et se boursouflait dans l’oisiveté, et jouissait des paysages qui défilaient, du grand air et d’une santé florissante. De temps en temps des roues étranges à quatre rayons montaient à bord de la voiture, on les appelait Hommes, ils se dépêchaient, se démenaient et couraient en tous sens – elle était convaincue que ceux-là aussi étaient ses subordonnés, que le but et le sens de leur agitation autour du véhicule consistait à entretenir la voiture, sa voiture, et d’assurer son confort.

Elle ressentait à l’égard de tous une certaine supériorité, une bienveillance paternelle, elle leur tapotait mentalement l’épaule parce qu’ils étaient des serviteurs zélés et fidèles de sa personne hors du commun par la grâce de Dieu.

Une nuit, la Cinquième Roue dormait du sommeil du juste et aspirait la fragrance odorante des prairies.

Elle fut réveillée par des craquements, des crissements et des secousses – la voiture roula encore un temps, glissa bizarrement sur quelques mètres en clopinant, puis s’arrêta.

Une lampe électrique fut trouvée – deux Roues-Hommes s’extirpèrent à la hâte de l’intérieur du véhicule, le chauffeur descendit également.

Elle observa ces événements dans un demi-sommeil.

L’une des roues portefaix semblait être la cause du problème. C’est autour d’elle qu’on s’agitait. L’un dévissa un boulon et tourna une sorte de manivelle – un autre commença lentement à lever l’arrière de la voiture.

À peine quelques minutes plus tard la roue en question fut démontée et déposée, directement sous elle, dans l’herbe humide.

Sous la lumière pâle de la Lune un spectacle stupéfiant se déployait à ses yeux.

La pauvre roue épuisée au travail s’étalait morte dans l’herbe. Son pneu pâle argenté étincelait. Un trou béant s’ouvrait sur son flanc, les derniers soubresauts de son sang et de son âme, l’air, s’échappait en chuintant par cet orifice.

Un instant elle fut prise de frissons d’horreur et de compassion. Puis elle reprit ses esprits. D’accord, d’accord, je la plains, la pauvre, néanmoins c’est fort exagéré de m’avoir réveillée pour cela, ils auraient pu se débrouiller pour rester en silence, la changer ou pousser la voiture sans elle, mais partons enfin !

Or la réalité, ce qui arriva, fut tout autre.

Une des Roues-Hommes s’approcha d’elle. La Cinquième Roue s’indigna et ouvrit son œil unique en s’étonnant : les mains sacrilèges de la Roue-Homme osèrent la toucher, la saisir énergiquement, elles dévissèrent quelque chose, puis sans un mot l’ôtèrent de sa place.

La surprise et l’indignation la firent quasiment tomber en pâmoison. Mais elle n’eut pas beaucoup de temps pour s’étonner.

La minute suivante on la poussa brutalement à la place de la roue qui avait rendu le dernier soupir. Des boulons furent tournés, elle sentit encore qu’on la collait à l’essieu, puis l’arrière-train de la voiture fut abaissé, et sa peau délicate, altière, retomba lourdement dans la gadoue de la flaque argileuse sous ses pieds.

Elle voulut crier, protester – mais aucun son ne sortit de sa gorge.

Le klaxon klaxonna, le contact fut mis, l’essieu grinça, puis elle sentit seulement qu’elle était entraînée, tiraillée et poussée, furieusement fouettée, une douleur inouïe traversait tout son corps, une plainte sifflante jaillissait de sa gorge, elle se mit à courir, à tourner et à filer à travers des flaques puantes, des cailloux tranchants, sous des fardeaux épouvantables pesant sur ses épaules, la poussant, la comprimant dans la poussière du sol.

En l’espace de quelques minutes elle dut découvrir et apprendre l’unique loi du destin des roues : en haut, en bas, en haut, en bas, comme il plaît au Gouverneur mystérieux de l’Existence, l’Essieu.

 

Színházi Élet, 1930, n°4.

Article suivant paru dans Színházi Élet