Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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LE PRINCE RASÉ

Surprenantes expérience pour détordre les âmes tordues

L’escalier en colimaçon est étroit, je me perds, j’ignore à quel étage j’aboutis.

Un page en collant noir au visage imberbe passe en courant.

- Attends une seconde, mon enfant…

- Excusez-moi, je suis très pressé, on entend le troisième coup…

Les cloches sonnent à la tour, c’est sûrement ce qu’il veut dire.

- Dis-moi seulement où je peux trouver le prince Hamlet ?

- Première porte dans le couloir de gauche, débite le bel enfant et il disparaît.

Je tourne à gauche dans le couloir obscur (dans quel coupe-gorge va-t-il m’entraîner ?), une ombre en caftan rouge me frôle en passant : sa barbe grise me dit quelque chose : ne serait-ce pas Polonius ? Si, sans aucun doute, ce ne peut être que lui : qu’est-ce qu’il a à traîner ici, autour de l’appartement du prince ? Surveille-t-il Ophélie, pour la dénoncer ensuite à l’infâme roi aux noces sanglantes ?

Au seuil d’une porte, près de celle de Hamlet, j’aperçois Ophélie – oui, c’est bien elle ! Comme elle est pâle, perdue dans ses rêves !

- Mademoiselle, bégayé-je timidement.

Son sourire est lourd de chagrin.

- Bonsoir, Monsieur le Rédacteur ! Vous cherchez quelqu’un ?

- Je cherche Hamlet…

- Entrez tranquillement, il est tout seul, il sera ravi…

J’ouvre la porte, le cœur battant.

Il est assis derrière un paravent. Il porte un justaucorps en soie noire, une cape noire, une épée au côté, avec une croix ; ses grands yeux gris brisés et pourtant fiévreux brillent dans le miroir en face.

Devant lui, sur un modeste guéridon, quelques pots, du pain, un morceau de salami.

Sa voix est comme un vieil or lourd, fondu, quand il me voit :

Saa-luut toi ! Une éternité que je ne t’ai vu !... C’est maintenant que tu viens, alors ça me ferait tant plaisir de bavarder avec toi… Il me reste à peine quatre minutes…

- Pour l’amour de Dieu ! Ça a déjà eu lieu ? J’ai pourtant vu à l’instant Polonius encore vivant…

- Ce ne sera pas tout de suite, d’abord le théâtre… Tu restes pour voir ?

- Bien sûr !

- Alors dépêche-toi, le directeur se trouve à la loge sept.

- Mais je ne suis pas bien habillé – je cherche des excuses.

- Allons, pas de cérémonie…

- Je ne me suis même pas rasé aujourd’hui…

- Tu ne t’es pas rasé ? On peut arranger ça. Ouste, ôte ton col et assieds-toi ici…

Et en un tour de main Hamlet, le prince du Danemark, me pousse dans le fauteuil et un couteau étincelant dans une main, un savon dans l’autre, il se rue sur moi.

Je le fixe, les yeux écarquillés.

- Majesté… mon Prince… mon cher Oszkár[1]… comment dois-je t’appeler… toi, ici, maintenant, dans cette minute d’angoisse… peu avant des événements terrifiants… peut-être bien au seuil de ta mort… tu as le sang-froid de venir porter secours à ton misérable ami, avec une générosité qui m’humilie moi et toi elle t’honore… J’osais à peine te déranger dans cette atmosphère solennelle, pendant que toi… C’est à peine concevable…

« Il y a plus de choses au ciel et sur la Terre et dans le Ciel, Horatio, que n’en rêve ta philosophie… »[2]

- Pardon ?

- Ce n’est rien. Je me prépare. Redresse la tête.

- Vers le haut, oui… Comme si je voyais flotter en haut les ailes du Destin… Une magie sinistre émane de toi, Hamlet…

- Cesse de parler, sinon je te mets de la mousse dans la bouche… « Viens-tu donc ici pour gémir ? Pour me braver en sautant dans sa tombe ? »[3]

- Je viens… je viens…

- Je t’ai dit que je te coupe si tu parles… « Et […] brûlant son faîte, aux flammes du Zénith, l’Ossa fasse l’effet d’une verrue… »[4]

C’est mon tour de me vexer.

- Une verrue ? Mon visage est net de verrues que je sache…

« Il y a quelque chose de pourri dans le royaume… ! »

- Non, mais excuse-moi, je me rase chaque jour… et si aujourd’hui exceptionnellement je n’ai pas eu le temps, ce n’est pas une raison pour…

« Avalerais-tu un dragon ? Boirais-tu un fleuve ? »[5]

- Merci, j’ai déjà dîné.

- Comment veux-tu que je travaille si tu parles tout le temps ?... Qui est-ce, qui me dérange ?

La figure angélique d’Ophélie apparaît dans l’ouverture de la porte.

- Monsieur Beregi, s’il vous plaît… l’entrée…

La voix de Hamlet tonne comme la foudre :

- Ne vois-tu pas que je suis occupé ? Rentre au couvent, mon petit, sinon je te fous dehors…

Puis il reprend :

« Chair trop massive, oh ! si tu pouvais fondre… »[6]

- Elle est si dure que ça, ma barbe ?

Brusquement il pose le rasoir. Il me plante là à moitié mousseux.

- Attends-moi… une minute… j’ai une entrée de deux minutes… je reviens tout de suite…

J’ai à peine le temps de me lever, déjà il revient, haletant.

- Ça y est. On continue. Rassieds-toi.

Il faut obéir… Je me rassois.

- Que s’est-il passé ? – chuchoté-je angoissé.

- Ben, rien. Rien de particulier. Je l’ai tué.

- Qui, pour l’amour du Ciel ?

- Qui ? Cet affreux vieux phraseur, ce Harsányi[7]

Je suis pris de sueurs froides dans le dos.

Pendant une minute il me fait la barbe sans dire un mot. Puis il marmonne :

« Assouvir sa fureur en dépeçant sa proie. »[8]

C’en est trop, je saute de ma chaise.

- Ciel ! C’en est fini de moi !

« Aucun remède au monde ne saurait te guérir. »[9]

- Jésus Marie ! Un médecin !

- Tu as perdu l’esprit ? Qu’est-ce qui te prends ? Bon, voilà, c’est terminé. Merci, tout l’honneur était pour moi. J’ai juste dit le mot de la fin, « le reste est silence ! »

Je fonds.

- Oszkár… tu es un acteur grandissime… et quel homme merveilleux… comme ça, pendant le travail, dans la fièvre du rôle et de la création… tu as trouvé le temps… Comment te remercier ?

- Pour la barbe ? Ce n’était rien. Tu sais je tourne justement dans la tête pour après Hamlet de jouer Figaro, ta barbe était un bon exercice. Il y a quelque chose de commun entre les deux rôles. Les deux personnages hésitent, font monter la mousse, et finissent par actionner leur lame bien affûtée !

Cher Beregi !

Színházi Élet, 1930, n°22.

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[1] Oszkár Beregi (1876-1965 à Hollywood). Grand acteur dramatique hongrois.

[2] Hamlet : acte 1, scène 5. (les traductions Françaises sont d’André Gide, Edifions de la Pléiade).

[3] Hamlet : acte 5, scène 1

[4] Ibidem.

[5] Ibidem.

[6] Hamlet : acte1, scène 2

[7] Rezső Harsányi (1886-1971). Comédien hongrois.

[8] Hamlet : acte 2, scène 2 (un comédien)

[9] Hamlet : acte 5, scène 2 (Laërte).