Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
SHAKESPEARE DEVANT LE JUGE
Une opinion américaine
R.C.Sherriff[1] qui connut de grand succès sur les scènes
américaines (l’Europe aussi a accueilli volontiers sa
célèbre pièce), a fait une déclaration sur Hamlet à un journaliste. Son
opinion est intéressante, parce que c’est la première
pièce de Shakespeare qu’il eût vue ou lue, par
conséquent son opinion a une valeur expérimentale, elle a la
valeur de la réaction à une piqûre pratiquée sur son
âme américaine non encore contaminée par l’esprit
européen, par cette force latine aujourd’hui encore puissamment
virulente qu’est Shakespeare.
Une opinion, mais aussi une sentence. Qui
plus est, une sentence américaine, conforme à la loi du Lynch. Le
nom Sheriff évoque un juge, un peu comme chez nous le nom de Lajos Bíró ou Bálint Bíró[2].
La sentence est sommaire, c’est une
condamnation.
Monsieur le juge de paix, sans autre forme
de procès, personnellement et les mains nues, exécute tout
simplement ce noble et vaillant monsieur Matamore. Bien qu’il reconnaisse
que "son langage" peut paraître beau à celui qui aime le
beau parler, en tant qu’auteur dramatique, Shakespeare lui paraît
étonnamment mauvais ; il ignore l’art de la
composition ; pour atteindre ses effets il utilise des moyens techniques
transparents et forcés, et quant au personnage du héros il est
carrément antipathique ; l’apparition du spectre du
père est fondamentalement ridicule et déplacée,
l’hésitation de Hamlet est artificielle, non argumentée et
antiartistique. (Il est étrange que l’esprit asiatique le plus
européen, Tolstoï, tire sur la même corde que le brave
Yankee.)
S’agissant de la critique d’un
écrivain, voire d’un comédien dramaturge, l’insolente
question du journaliste : « Et vous, vous auriez fait
comment ? » était rationnelle et s’est
avérée productive.
Sherriff répond avec promptitude.
- Tout d’abord – dit-il
avec le sourire américain de réclame de dentition bien connu des
photos de sportifs, le sourire de Lindbergh pourrais-je dire – tout
d’abord je n’aurais pas porté la lumière sur son
problème si tôt, dès le premier acte ; le spectre, ce
vantard à grande gueule, dévoile tout illico, Hamlet saisit bien
la situation, il voit précisément et exprime trop clairement son
état d’âme et ce qu’il a à faire ; mais si
sa tâche est si évidente, pourquoi n’agit-il pas ? On
pourrait comprendre ses hésitations chez un écolier qui ne
comprend qu’à moitié ce qui se passe autour de lui, mais
elles ne suscitent ni sympathie ni pitié chez un adulte qui est en
mesure d’exprimer ses sentiments et ses passions dans une dialectique
aussi abondante ; Claudius, l’oncle assassin, passablement plus
viril, est à même de supporter les remords de sa propre
conscience, mais quel dommage qu’il se trahisse si invraisemblablement
vite dans la scène des comédiens.
Mais vous savez, mon cher Sherriff, que nous nous trahissons, nous nous
révélons, dans chacun de nos mots, et non seulement nous mais
toute notre espèce, sur sept générations, dans le temps et
dans l’espace, nous trahissons le continent, la ville, la rue et la
chambre où nous sommes nés, aussi bien quand nous créons
que lorsque nous critiquons. La différence est seulement, mon cher Sherriff, que nous savons cela mieux et depuis plus
longtemps que vous (la preuve en est que vous avez été
frappé et surpris par l’enseignement de Freud, si bien
préparé pour nous !), et par conséquent nous sommes
plus prudents, plus hésitants, dans nos jugements chaque fois que nous
donnons notre opinion sur vous – nous nous trahissons en revanche plus facilement lorsque des forces
psychiques ancestrales sont en jeu au-delà d’intérêts
vitaux primitifs. C’est seulement le seuil de la conscience qui se situe
autre part – en deçà et au-delà de ce qui concerne
le conscient et l’inconscient, là où la proportion
harmonieuse existe. C’est pourquoi si je devais émettre une
critique sur votre excellente pièce devant un journaliste, je demanderais
un plus long moment d’hésitation, suffisamment pour exprimer mes
pensées par écrit,
c’est-à-dire dans une dialectique claire. En revanche c’est
sans hésitation que je dévoile à propos de votre
déclaration orale, que celle-ci caractérise bien davantage vous
que Shakespeare, malgré toute son objectivité et sa saine
résistance.
Au-delà de toute sa crânerie
et de sa vitalité, l’âme américaine est plus
infantile et plus simple que la nôtre. J’ai trouvé à
cet égard du raffinement dans ce que vous avez dit de la clairvoyance de
Hamlet – là apparemment vous avez raison. Vous dites que Young Woodley,
ce simple écolier, vous a ému davantage que Hamlet, et vous avez
exprimé par cette phrase le goût du public américain. Le
bégaiement de la charmante et tendre pénombre de la pudeur, de
l’innocence se sentant indirectement, inconsciemment, donc d’une
façon plus sincère et plus convaincante pour le spectateur, a
toujours saisi davantage les cœurs américains que cette image nette
et vigoureuse avec laquelle l’âme mûre se voit et se dessine,
dans le miroir de cristal de sa raison et de son expérience.
L’esprit américain déifie et idolâtre un seul
état : celui de l’enfant, et même dans l’adulte
il ne comprend véritablement que l’enfant. C’est ce qui
explique l’immense succès américain de Liliom de Ferenc Molnár
qui, aussi enraciné qu’il soit à Budapest, est une vraie
pièce américaine, avec les mots primitifs et morcelés de
son héros pudique dans sa brutalité fruste et enfantine, cynique
et crâneur dans sa pudeur, dans la pleine obscurité chaotique de
son âme.
Mais il y a ici autre chose, qui
dépasse esthétique et dramaturgie, et qui éclaire dans la
profondeur de l’évolution des choses. L’habile journaliste
ne s’est pas contenté de demander à Sherriff
comment il écrirait, lui, la pièce. Il est allé plus loin
et n’a pas hésité de poser la question ainsi : que
feriez-vous à la place de Hamlet ?
Sherriff a haussé les épaules.
« Au temps de la Reine
Élisabeth j’aurais assommé mon oncle avec la
première bûche à portée de ma main.
Aujourd’hui, je crois, j’irais au tribunal porter plainte contre
lui. »
La vérité finit quand
même par éclater : ce n’est pas le trop-plein de
discours et la conduite erronée de la linéarité qui
cloche. Ce frère américain est tout simplement incapable de
comprendre la longueur du chemin entre décision et action,
indépendamment de savoir de quoi il est pavé.
Sherriff trouve tout aussi incompréhensible
que je n’assomme pas l’oncle à qui j’en veux, que je
n’embrasse pas sur le champ Ophélie que j’aime.
Cette question concerne déjà
la moralité, plus facile à contrôler que
l’esthétique.
Eh oui, mon cher juge de paix, c’est
comme ça. Et dans le cas de Hamlet, et en général ici en
Europe, la chose est encore supportable – mais que diriez-vous si vous
receviez tout l’impératif moral dont l’homme peut avoir
besoin, non de votre Est, de nous, mais de notre Est à nous,
c’est-à-dire directement de l’Asie ?
Car dans la région de la source des
morales d’où notre âme est originaire, le chemin entre
décision et action, voire entre compréhension et décision,
est encore plus long. Non la durée de deux actes au théâtre
mais, cela est déjà arrivé un certain nombre de fois, un
ou deux milliers d’années n’étaient pas trop pour la
méditation quand, après la compréhension de la situation,
il s’agissait de savoir à quoi se résoudre.
N’avez-vous jamais entendu parler de la secte des nombrilistes[3] ? Savez-vous la longue route
parcourue dans la rapidité de la circulation morale, d’un
Confucius jusqu’à un Casanova, par la pensée
téméraire qu’en dehors de notre propre nombril on peut
commencer à s’intéresser à d’autres nombrils,
même du sexe opposé ?
C’est facile pour vous.
De ce côté de
l’océan il n’est même pas sûr, il n’a pas
été définitivement décidé s’il faut
oui ou non agir – il a existé des Hamlet – un parmi eux
– à qui nous devons toute notre culture, selon lesquels il existe
par exemple deux sortes
d’action : une bonne et une mauvaise, vous vous rendez
compte ?! Cela contribue à compliquer la prise de décision.
Vous devez vous réjouir si notre Hamlet, à la fin du dernier
acte, finit tout de même par tuer "l’infâme roi aux
noces sanguinaires", et qu’après quarante années de
paix nous nous soyons tout de même résolus à une petite
guerre mondiale, pour vous faire plaisir – contentez-vous de cela. Et
soyez plus modeste ! La Terre est ronde, et si vous insistez pour
réduire davantage l’espace de temps entre décision et
action, il se pourrait facilement que vous vous retrouviez en Asie, et vous
pourriez tout recommencer à zéro.
La connaissance des hommes, mon cher Sherriff, exige du temps. La question n’est pas de
savoir qui est meilleur dramaturge, Shakespeare ou vous. La question est de
savoir lequel de vous deux écrirait mieux, plus reconnaissable,
l’autre pour le théâtre, le cas échéant.
Il me semble que je vous ai
rencontré dans un des drames de Shakespeare. Dans votre excellent drame
n’apparaît pas que je sache une âme humaine ressemblant
à Shakespeare.
Pesti
Napló, 8 juin 1930.
[1] Robert Cedric Sherriff (1896-1975). Écrivain et scénariste. Son œuvre la plus marquante est Journey's End, dont le héros est Young Woodley.
[2] Deux écrivains hongrois ; le nom Bíró signifie juge.
[3] Secte de l’église d’Orient du nom d’Omphalopsyque, un moine du Mont Athos (ομφαλός, nombril ; ψυχή, âme).