Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

LES ROIS

Le couronnement en Roumanie

La Hongrie n’a pas de roi en ce moment, et cette situation nous permet au moins une chose, la plus importante pour un homme vivant dans ses pensées : cela permet de soulever ouvertement et sans partialité la notion elle-même, d’examiner en toute liberté la question de savoir ce que signifie en réalité le terme roi.

Comme ça, à première vue, la constatation précédente fait l’effet d’une profession de foi républicaine, comme pour dire : quelle chance de ne pas avoir de roi, parce que si on en avait, toute pensée indépendante sur l’institution du royaume ne pourrait s’exprimer qu’en reflétant et attestant la justesse de l’institution – en d’autres termes, seule la pensée serait indépendante, le mot ne le serait pas.

Cette interprétation paraît logique, d’ailleurs elle l’est – sauf que la réalité, comme souvent, correspond ici aussi à quelque chose de plus que ce que voient la logique et la compréhension.

L’imagination.

L’imagination, qui voit et qui se souvient.

 

Si l’on voit et si l’on se souvient, on découvre une contradiction étrange.

Un libre penseur considère certainement comme tyrannie de ne pas pouvoir parler librement de tout, y compris du royaume, pour la seule raison que cette institution existe, et que son représentant vivant ne peut tolérer que l’on pose la question. Et il n’est aucunement rassuré par le fait que ses grands prédécesseurs et pionniers, les humanistes par exemple, étaient généralement des sujets fidèles de leur roi – il flaire une turpitude, un compromis, derrière ce fait historique. Pourtant s’il s’examinait plus à fond, il découvrirait que la raison principale de son inquiétude n’est pas de ne pas pouvoir exprimer librement ses pensées – mais que ses pensées ne sont pas en mesure de se former librement, justement par suite de la peur de ne pas pouvoir les exprimer.

C’est là que gît l’essentiel, dans la psychologie. Et si nous fouillons dans cette direction, nous tomberons peut-être sur l’explication du désir ancestral de l’élection d’un roi, de l’institution du royaume, explication au-delà des lieux communs de l’évolution, indépendante de ceux-ci.

 

Car qu’un État en tant qu’institution veillant sur l’ordre d’une communauté de pays et de nations n’a pas besoin de roi, cela a déjà souvent été prouvé par l’histoire, depuis la brillante civilisation romaine. Et donc si des rois ont toujours existé, et si un pays se trouvant à des niveaux variés de la culture et de la civilisation se choisit et se veut toujours un roi, cela ne peut non plus signifier autre chose que : ce n’est pas un pays ou un État en tant qu’institution collective et entité qui a besoin d’un roi, mais ce sont les parties de cette entité, les hommes. C’est l’homme, c’est l’âme humaine qui a besoin d’un roi ; un roi n’est pas élu par la raison et l’intelligence, mais l’instinct et la volonté, qui y aspirent avec une force élémentaire telle que, contrairement à ce que s’imaginerait un révolutionnaire naïf, cette volonté répond souvent au programme libérateur de la sagesse d’un État.

Le révolutionnaire voit dans le roi un tyran, et comme il a existé des tyrans (des rois qui abusaient de leur pouvoir), le révolutionnaire croit inébranlablement qu’un pouvoir dont on peut abuser ne peut pas être attribué à un homme. Son idéal est donc un martyr qui risque sa vie dans la lutte contre la tyrannie.

Et il ne tient pas compte d’un fait très important, tout simplement il le néglige.

Selon l’enseignement de l’histoire, ce fait consiste en ce qu’il y a toujours eu des individus, le plus souvent la majorité, pour défendre le pouvoir, même s’il était tyrannique. Ce n’est pas le tyran en personne qui exécutait le martyr, mais ceux qui croyaient dans le tyran, obstinément et inébranlablement, je dirais même désespérément – même contre leur propre intérêt, en protégeant jusqu’à leur dernière goutte de sang quelque chose qui manifestement était un besoin intérieur pour eux et non une contrainte extérieure. Au moins autant de personnes ont perdu la vie dans la défense d’un tyran, dans une adoration de bonne foi et avec conviction, que les martyrs tombés dans la lutte contre lui.

 

N’auraient-ils tous été que des âmes serviles, de lâches bourreaux à l’intelligence obtuse, des hommes abêtis, dépravés, dégénérés ?

La réponse n’est tout de même pas aussi simple.

 

Carol est élu roi de Roumanie dans la liesse. Il est élu par le peuple.

Carol est effectivement populaire. Il plaît aux gens, ils veulent le voir avec la couronne sur la tête.

Qu’attendent-ils de lui ?

Que peut attendre un peuple de son roi ? Il ne peut évidemment attendre rien d’autre de lui que d’être un bon roi, qu’il promulgue des lois justes et salutaires, qu’il gouverne bien, qu’il juge sagement, qu’il comprenne son peuple, qu’il le guide sur la bonne voie. Et comme pour tout cela il faut une tête clairvoyante, intelligente et avisée, le peuple veut évidemment aussi un roi clairvoyant, intelligent et avisé.

Quelle garantie espère pour tout cela le peuple de Roumanie en la personne de Carol ?

Ce qu’il a pu faire jusqu’à présent, ne paraît pas à l’observateur être les prémices d’une vie qui se prépare à la sagesse et l’intelligence épanouies. Ne tournons pas autour du pot : Carol a été un joyeux globe-trotter qui ne s’est jamais refusé sur le chemin complexe de la recherche de la vérité, de briser quelques glaces dans les cafés, de gifler certains intrigants princiers ; selon ses propres aveux, son unique étude a été une recherche ethnographique comparative sur une base strictement empirique : l’inventaire des plus belles femmes de l’univers. Au demeurant, il s’est plusieurs fois marié "morganatiquement", on le dit dans les salons élégants, pour enfin accepter de renoncer à toutes les gloires terrestres pour les beaux yeux de la belle Zizi, son premier amour sérieux, dans l’espoir d’un bonheur céleste.

Où voit-on ici l’intelligence et la sagesse ?

 

On ne les voit pas, et pourtant, l’instinct et la volonté dont nous parlons ne peuvent pas se tromper.

Ils ne peuvent pas se tromper, comme ils ne se sont jamais trompés dans la soif de la vérité et de la justice : seulement avec une imagination infaillible ils voient autrement le chemin qui y conduit, que la route apparemment logique.

Cette imagination voit un homme, un homme qui cherche.

Qui cherche le bonheur.

Le bonheur, pour le moment, non la vérité et la justice.

Le bonheur, qu’est-ce que c’est ?

C’est un sentiment intime, impossible à définir. On ne peut définir que ce qu’il n’est pas, que ce qui entrave le bonheur.

La peur, l’oppression, la misère – des murs et des cloisons qui refoulent dans notre âme les désirs nés avec nous. En somme, ce qui entrave l’épanouissement de notre volonté.

Et ce sont ces désirs refoulés qui dénaturent non seulement l’instinct, mais aussi la raison et l’intelligence.

Veux-tu un cerveau libre, une intelligence libre, à même de trouver la vérité ? Libère ton âme du fardeau des désirs opprimés, refoulés.

Sois heureux.

Tu dois d’abord être heureux, et c’est seulement ensuite que tu pourras être un sage.

Car le bonheur humain parfait exige des conditions extraordinaires, vu qu’une qualité fondamentale de l’âme humaine est l’aspiration à un pouvoir sans limites – et comme la nature de la société est telle que ces conditions extraordinaires ne peuvent être assurées que pour une seule personne sur des millions – l’instinct et la volonté dont il est question ont décidé en secret de se choisir ce seul-là.

Ils le revêtent de tous les ornements du bonheur. Ils l’arrosent d’or et de pourpre, ils l’habillent de couleurs étincelantes, ils le cajolent et se dévouent à lui, à l’instar des abeilles et des termites qui chérissent leur reine.

Cette idolâtrie n’est pas vaine.

De même que les abeilles, le peuple attend quelque chose de l’Homme Heureux, et ce qu’il attend n’est autre justement que la justice et la vérité, la Loi universelle dont l’acquisition nous est impossible individuellement, autant de victimes de la peur et de la lutte, nous y sommes empêchés par notre malheur.

 

Le bonheur n’est pas le but mais la condition de la vie.

Soyez donc heureux, rois, à notre place, afin de pouvoir être sages à notre place – car nous payons le prix de votre bonheur du défaut de notre sagesse.

 

Pesti Napló, 15 juin 1930.

Article suivant paru dans Pesti Napló