Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Politique littÉraire
Qui ferait
mieux de ne pas être, mais puisqu’elle est, pourquoi
n’est-elle pas ?
i je dis « qu’elle
ferait mieux de ne pas être » je conteste seulement cette
expression pénible pour tous ceux qui aiment les lettres car elle leur
écorche les oreilles – je n’y peux rien, je suis incapable
de construire une phrase sensée avec des expressions qui n’ont pas
de sens. La littérature c’est la littérature et la
politique, c’est la politique. Alors, pourquoi on mélange les
torchons et les serviettes ? À moi, ami, ne viens pas me parler de Nyugat, ni de
l’affaire Babits – Móricz – Ignotus, ni du Prix
Baumgarten, ni de
Alors, écoutez-moi, chers adultes,
pour la prochaine leçon d’expression et de compréhension,
recopiez dix fois de suite les constatations de mon fils de neuf ans.
La littérature est une chose qui est
composée d’œuvres d’écrivains et de
poètes dans lesquelles ceux-ci s’efforcent de communiquer à
chacun tous sortes de belles choses vraies et éternelles sur
eux-mêmes et sur le monde.
La politique vise à maintenir en ordre les gens, les pays et les États, les
armées et tout, c’est pourquoi elle fabrique des lois sociales et
à cette fin elle investit certaines gens de pouvoirs et de moyens pour
prendre certaines dispositions.
Ces deux choses n’ont rien à voir.
Évidemment, Monsieur l’instituteur du cours
élémentaire, un adulte des plus intelligents comme chacun sait,
s’écrira : ce n’est pas comme ça qu’il
faut comprendre, nous utilisons le terme "politique" à
côté du terme "littérature" au sens
figuré. Nous voulons dire par là que les problèmes des
pays et des sociétés seront résolus par une
compétition formée dans la lutte entre les différentes
conceptions, dont les représentants se commentent les uns les autres. De
la même façon, il convient de permettre aux différentes
conceptions de la littérature de livrer combat pour faire valoir leur
point de vue.
D’accord, c’est très bien – mais pourquoi
fallait-il emprunter pour cela une expression aussi terre à terre, ne
serait-ce qu’au sens figuré ? Alors que, grâce à
l’aristocratie intellectuelle, nous disposons déjà
d’une excellente expression pour désigner la manifestation des
opinions.
Cela s’appelle la critique.
Ce genre d’écrit sert à prendre position pour ou
contre le mode de vie ou la conception artistique exposés dans ce
qu’on appelle des œuvres, créées par les
écrivains et les poètes.
En littérature aussi naturellement il existe une droite et une
gauche (qui doivent donc exister dans la critique aussi), mais cette droite et
cette gauche ne consistent pas, comme en politique, à chercher si un
écrivain est communiste ou réactionnaire, s’agissant
là de notions politiques, mais elles cherchent à savoir par
exemple si l’écrivain en question aime ou vomit
l’humanité, s’il croit en l’âme ou non,
s’il met plutôt l’accent sur les sentiments ou plutôt
sur la raison, s’il voit la réalité de la vie dans les
détails ou dans l’ensemble, si pour lui l’essentiel
d’un poème réside dans les rimes ou dans les pensées
– et ainsi de suite, s’agissant donc des alternatives qui sont
affaire de littérature.
Ceci étant dit, si Monsieur l’instituteur fait un peu le
tour des journaux et des revues, il peut faire les constatations
suivantes :
S’il est vrai que nous utilisons le terme "politique"
simplement à la place du terme "critique", alors la politique
littéraire est morte en Hongrie.
Tout se passe comme si notre littérature critique était
suspendue. Quand un livre paraît, de n’importe qui, il est soit tu,
soit expédié d’un impressionnisme journalistique, sans
même tenter de fouiller le sens de l’œuvre, sa valeur et son
importance avec les moyens exacts de l’évaluation, des
comparaisons et des distinctions, en insérant l’œuvre dans la
continuité six fois millénaire de la culture littéraire,
car nous savons fort bien que sans cette insertion toute esthétique est
non-sens et fanfaronnade irresponsable. Après la parution de son
œuvre l’écrivain regarde autour de lui, dans la timide
frayeur du sourd silence, que son livre se vende ou qu’il ne se vende pas
– tout au plus lit-il quelques mots courtois ou discourtois sur
lui-même, quelques comptables théorisent sur son
"succès" ou son "insuccès", dans les cas
heureux quelques psychologues autoproclamés reconnaissent son
"talent", voire son "génie", en décernant ces
épithètes comme autant de décorations. Mais ce
qu’est l’œuvre, l’œuvre, la pensée et le
sentiment, la réalité et la justice et la beauté
qu’elle a aperçus ou découverts, sont-ils vraiment
réalité, justice et beauté, face au mensonge et à la
bêtise, dont la pression intolérable "l’a contraint
à la création", comme Dieu fut contraint à
créer par "le néant entre les idéaux divins"
(selon Lucifer) – tout ce que lui-même et son lecteur
souhaiteraient avidement savoir, est passé sous silence sur la terre
comme au ciel, comme si la question n’existait pas.
La critique n’existe donc pas.
En revanche…
Mais alors ? Que se passe-t-il ?
Ces derniers temps on peut à tout bout de champ lire des
articles fleuve sur des écrivains, tout à fait
indépendamment de leurs œuvres, et dans ces articles et ces
débats surgit de plus en plus souvent la question de "la
droite" et de "la gauche".
Et la droite et la gauche en tant qu’accusation et
reconnaissance, ne se rapportent nullement, comme le croirait le lecteur
naïf, à la question, qu’est-ce que j’en sais, si
c’est à travers les lunettes du romantisme ou du naturalisme que
l’écrivain en question observe l’homme, Dieu, le monde, la
femme, l’amour, le rêve, le désir, la joie, la souffrance.
À quoi cela se rapporte-t-elle donc ?
Ne nous leurrons pas.
Ce n’est pas la curiosité du positionnement
"politique littéraire" au sens vrai de l’écrivain
– c’est la curiosité de la prise de position politique et
littéraire de l’écrivain.
Je ne discute pas avec ceux qui proclament qu’un écrivain
doit prendre position aussi en matière politique. C’est une autre
question qui n’a rien à voir – au demeurant j’y ai
déjà répondu à plusieurs reprises.
Il s’agit cette fois de ce que la situation de
l’écrivain hongrois est devenue intolérable dans la
pagaille actuelle. Son médiateur naturel avec son public, le critique, a
déserté le terrain – entre écrivain et public a
émergé un élément inconnu, invisible,
incompétent, détestant et méprisant la littérature
et l’art en général, un élément
chauffé d’un amour-propre insolent et dédaigneux – il
est impossible de détecter d’où il puise sa hardiesse de
juger, mais il juge !
Il juge et questionne, il interroge et exige justification, non au nom
de la beauté et de la justice, mais comme il le dit (compromettant ces
termes) au nom de la "qualité", de la "morale" et de
la "conviction", à l’instar de quelque commando.
À l’issue de l’interrogatoire et de la demande de
justification, il note et établit des listes, individu par individu.
La situation fait aujourd’hui que l’écrivain
hongrois, après que par son amère expérience il a
deviné à peu près dans quelle liste il figure, n’est
même plus intéressé de savoir ce que dira la presse si un
de ses livres a paru ou une de ses pièces a été
montée. Il n’est plus
curieux de le savoir, puisqu’il le sait d’avance. Il est
complètement indifférent qu’il ait écrit un
chef-d’œuvre ou qu’il ait scribouillé quelque chose
pour le marché. Sans rapport avec la qualité de son œuvre,
certains journaux et revues vont l’assassiner sans pitié, avec une
goujaterie dont il n’y a pas eu d’exemple dans la presse hongroise
jusqu’à nos jours, tout simplement parce que "l’ordre a
été donné" de ne pas écrire du bien de
l’auteur en question. D’autres journaux plus neutres poussent un
bâillement si par hasard quelque jeune critique naïf, aimant
l’art, se laisse emporter à des mots vrais, enthousiastes,
inspirés, et l’opinion publique "de politique
littéraire" fera un geste de dédain ironique : bien
sûr, se dit-elle, il doit être de mèche politique ou
économique avec l’auteur, ou intéressé d’une autre
façon !
Et le public reste planté là, bouche bée, sans
comprendre. Ce qui lui plaît, on en dit du mal, ce qui le laisse froid,
on le porte aux nues. Petit à petit il est dégoûté
de tout, il constate que manifestement il ne connaît rien à la
littérature, il hausse les épaules et va au cinéma.
Ne nous leurrons pas.
Dans notre vie littéraire la conception centrée sur
l’art a cédé la place à une lutte pour la vie,
à la compétition pour la réussite. Pourquoi pas, mais le
problème est que pendant que dans tous les autres domaines le sain
combat pour la sélection des vraies valeurs est assuré par une
sorte de pouvoir exécutif, l’aristocratie intellectuelle ne
possède aucune organisation ni aucun forum, puisque ces articles et
querelles de presse ont moins de résultat pratique que les discussions
de café du commerce, dont ils portent les signes et les
caractéristiques.
Si politique il y a, alors que ce soit politique – mais la forme
contemporaine de la politique est le parlementarisme.
La littérature n’est pas seulement un art. Sa
portée pour donner un visage à la société est
énorme – plus lente et plus silencieuse, mais bien plus durable et
plus profonde que celle de la politique. Je crois et je proclame que l’aristocratie
intellectuelle a non seulement pour droit mais aussi pour devoir, pour
vocation, de répondre aux grandes interrogations de la
société des hommes, de préparer sa transformation et sa
révolution.
Et pourquoi ne pas les mettre aussi en œuvre.
Donnons un parlement universel aux écrivains – un nouveau
"
Non de droite et de gauche. Ou si oui, seulement de larrons de droite
et de larrons de gauche qui ont profané la croix de
Il s’y avérera, il devra s’y avérer, que
nous, mieux que les politiques, nous savons de quoi, au-delà du pain et
de l’eau, les hommes ont besoin et ce qui leur fait mal. Si les vrais parmi nous n’ont pas annoncé la couleur
devant des interpellateurs illégitimes et incompétents, ce
n’était ni par lâcheté ni par modestie ni par
défaut de compréhension, mais par fierté. Car nous nous y
connaissons fort bien, mieux que l’interpellateur qui, lui, ignore que de
la politique, qu’il s’agisse de politique littéraire ou de
politique politique, ne peut parler sur le fond que
celui qui détient le pouvoir.
Pesti
Napló, 2 février 1930.