Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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"moi"

Entrée pour l’Encyclopédie

Les guillemets sont censés édulcorer l’effet étrange des trois lettres du titre. Sans cela il serait épouvantable, imaginons un livre ou une pièce ou même une dissertation, voire une autobiographie portant ce titre : ce serait de mauvais goût, immodeste, écœurant, faussement original, presque insolent. Pourtant le genre autobiographique, comme un poème lyrique, a pour objet de façon expresse et avouée la notion indiquée dans le titre. Mais on n’a pas l’habitude de l’expliciter ainsi, sinon de façon détournée, en parlant par exemple de "L’histoire de ma vie" ; autrement on n’utilise ce mot qu’en rapport avec des verbes ou dans des possessifs.

Les pédants vont jusqu’à appliquer ce mot dans une relation possessive avec eux-mêmes. "Mon moi" disent-ils afin d’éviter la liquidation définitive de cette notion.

 

Il faut quand même l’affronter une bonne fois. Cela va être difficile. Dans la Grande Encyclopédie qui va être créée dans l’esprit révolutionnaire du vingtième siècle détaché du passé, celui qui aura à rédiger cette entrée dans le volume de la lettre M en vue de le définir accédera à une des réponses les plus fondamentales.

Aujourd’hui je me demande ce que je ferais si c’était à moi qu’incombait cette tâche. Comprenons-nous bien, il ne s’agit pas de moi, celui que vous connaissez, directement ou indirectement sous tel et tel nom, à qui incombe de dire tout ce qu’il sait de la personne en question, tenant compte de l’avantage qu’il a en recevant des informations extérieures et intérieures permanentes et continues. Et il ne s’agit pas d’une spéculation philosophique ou métaphysique ayant recours à des notions comme "monde extérieur", "monde intérieur", "objet", "sujet", "conscience" et autres – celles-ci sont traitées dans l’Encyclopédie séparément, à l’endroit qui convient, au demeurant, elles ne sont pas aptes à figurer dans la définition de l’entrée "moi", compte tenu de la loi inébranlable des définitions qui stipule la non-occurrence de notions pour la compréhension desquelles on a justement besoin de comprendre la notion à définir.

Le rédacteur à qui incombera cette entrée devra répondre, brièvement, de façon concise, à la question : qu’est-ce qu’il ressent, quelle est l’impression ou la pensée qui l’envahit en entendant ce mot "moi", et quand il le prononce indépendamment de toute relation d’activité ou de possession. On ne pourra accepter sa réponse que si chacun, sans hésiter, sans contrôle intérieur, est contraint de reconnaître qu’il ressent la même chose, que ce mot signifie la même chose pour lui aussi.

Une notion ne peut être qu’objective, accessible à tous pareillement – d’ailleurs ce mot "moi" n’aurait aucun sens dans l’usage s’il ne se rapportait à une expérience connue de nous tous.

 

La difficulté ne réside pas en effet dans la nécessité de reconnaître cette expérience. De nous surprendre, nous prendre en flagrant délit d’un sentiment nu qui pulse dans nos artères, généralement mêlé d’autres sentiments et d’autres passions lorsque sous l’influence d’impressions nous nous sentons bien ou mal à l’aise – d’en détacher ces impressions : c’est cela qui ne peut réussir que par hasard, dans des conditions favorables et rares. Et même dans ce cas c’est un jeu dangereux – qui sait si cet instrument délicat ne sera pas brisé si nous le démontons sous prétexte de l’examiner – le "moi" n’est pas seulement une condition de la vie, mais il est aussi son unique modalité possible, et la saine raison appréhende instinctivement de déranger quelque chose dont elle ne connaît pas la composition.

Néanmoins cette notion possède quelques bizarreries et particularités qu’il vaudrait la peine de préciser avant d’en arriver à sa définition.

 

Et de la découle certaines contradictions qui toutes prouvent qu’il s’agit d’une notion extrêmement délicate.

Par exemple.

Il n’en existe dans le monde entier qu’un seul exemplaire. (C’est pourquoi on a l’habitude de le confronter au monde entier.) Par ce mot "moi" on ne peut désigner qu’un seul unique parmi tous les êtres vivants anciens ou existants au monde. Tous les autres sont toi et lui.

Un unique !

Imaginez, s’il était aussi précieux, aussi puissant qu’il est solitaire ! Quelle rareté, quel Koh-i-noor, relique et valeur estimée, une mise à prix à la force du pretium affectionis[1] !

Sa majesté Moi.

La langue anglaise écrit même le nom de dieu avec des minuscules, sauf ce seul nom (on ne peut pas le qualifier de "pronom") est désigné par un gigantesque I majuscule solitaire, comme si on voulait dire par là que c’est le début d’un grand secret – que peut-il signifier ? I comme Icône ? I comme Idolâtre ? Ou bien ce I est-il identique au chiffre I romain – signifiant Un, Premier, Solitaire ? En lisant un texte anglais tous ces I dépassent les alignements de lettres comme les tours panoramiques ou les phares, dépassent seuls, le niveau de la mer.

Malgré cela (voir plus haut) il ne convient pas de le prononcer ou de l’écrire nu, hors texte. Cela paraîtrait impudique comme la nudité corporelle.

La religion juive ne permet pas de prononcer le nom de Dieu, sinon par des termes approchants.

Il représente tant, il existe tant, tellement c’est l’unique certitude (Descartes !), il faut faire semblant de croire qu’il ne signifie rien.

Ou croire qu’il n’existe pas.

C’est curieux, il n’est pas une nécessité absolue dans l’évolution.

Tout individu n’est pas forcément un "moi". Le petit enfant n’utilise pas ce terme, quand il s’évoque il parle à la troisième personne, il existe au demeurant des peuples primitifs dans la langue desquels le mot "moi" manque totalement.

Pour avancer à rebours, on peut supposer que les animaux ne possèdent pas le sentiment qui distinguerait le "moi" des autres manifestations de la vie. (Sans même parler du monde végétal où le spécimen et l’espèce sont si étroitement liés que nous avons nous-mêmes du mal à les distinguer.) Si je voulais définir "moi" par une formule plaisante, quelque chose comme : parmi tous les êtres vivants j’entends par "moi" l’unique être qui, si on le tape ou si on le pince, constate ce fait par des signes intérieurs (douleur) et non par des signes extérieurs (hurler, gémir ou fuir) – alors il conviendrait d’imaginer la souffrance d’un animal comme s’il ne sentait pas plus que ceci : quelque chose fait mal quelque part, quelque chose souffre, il faut faire quelque chose pour que cela cesse.

Mais même le Moi existant est dans l’incertitude de lui-même.

Globalement on pourrait dire que j’entends par le mot moi l’ensemble des associations en état de veille qui au moment de poser la question sont présentes dans la personne concernée par la question – mais qui permet l’identification de tous ces instants ?

Nous parlons de nos souvenirs à la première personne. Pourtant, réfléchissons : il peut arriver qu’on ne se rappelle plus quelque chose, qui ne nous reviendra plus jamais à l’esprit jusqu’à la mort. Qui est dans ce cas l’homme qu’au temps du souvenir tu as appelé moi, et qui allait et venait, se trouvait ici ou là, faisait, pensait, jugeait ceci ou cela, et que tu as plus parfaitement oublié qu’un mort a oublié sa vie – oses-tu identifier cet homme à toi-même ?

Celui que j’étais – je me le rappelle de la même façon que je me rappelle autrui.

Dans le passé il n’y a plus de "moi" – nous utilisons cette formule par pure paresse, pour évoquer nos souvenirs.

Moi – c’est un instant. Et c’est la promesse d’un instant suivant.

Moi – n’a pas été et n’est pas. Moi – sera seulement.

Il est inconnu et incertain, comme l’avenir.

 

Pesti Napló, 10 août 1930.

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[1] Coût affectif