Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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JE REVIENS SUR DODSWORTH ET FRAN

Réponse à des lettres

 

«  …il doit un peu avoir honte de faire la guerre à un ennemi aussi faible… Nous demandons votre aide ! » (D’une lettre.)

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J’avais prévu des approbations enthousiastes, injustes, échauffées, tout autant que des leçons furieuses et encore moins justes, après mon article de la semaine dernière. (Dodsworth et Strindberg, ou l’opposition désespérée de l’homme contre la femme d’aujourd’hui.) Ce matin je voudrais en toute modestie rappeler seulement aux débatteurs que je me suis déjà consacré plus à fond à ce sujet ailleurs ; donc, lorsque j’ai eu le courage d’émettre des déclarations et des constatations fermes sur un sujet aussi majeur dans le cadre d’une réflexion brève, presque improvisée, j’ai fait et j’ai pu faire cela après une élaboration approfondie de tous les arguments pour et contre cette problématique. Hélas, je n’ai pas eu de surprise, les arguments qui me sont parvenus étaient uniquement ceux que j’avais clos en moi depuis longtemps – pourtant j’aurais tant aimé me laisser convaincre que je broie du noir ! Je dois ainsi me contenter d’une explication utile mais moins féconde, et m’efforcer de démontrer que ceux qui ne m’ont pas donné raison m’ont aussi mal compris que ceux qui m’ont donné raison dans quelque chose que je n’ai même pas affirmé.

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Parmi les premières, voyons la lettre la plus passionnée, dont j’ai cité un passage.

« Monsieur ! Où avez-vous pêché… Existe-t-il des parias plus malheureux, plus misérables en cette époque malheureuse que la femme d’aujourd’hui ?... Elle n’a ni la force physique, ni la force intellectuelle pour un travail satisfaisant l’âme et le corps… La crise économique tue les rêves et paralyse les actes… Demandez aux hommes le rôle qu’ils destinent à la femme dans leur vie, et vous trouverez la raison pour laquelle les femmes d’aujourd’hui deviennent des Fran – tout au moins celles qui réussissent (!)… Pensez plutôt avec compassion à la femme d’aujourd’hui… dont la liberté se résume à des devoirs et à la privation de la tendresse à laquelle elle avait droit pendant des siècles… »

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Madame, je saisis une proposition subordonnée dans vos lignes révoltées afin de démontrer, en vous prenant au mot de votre propre réflexion, à quel point vous me donnez raison sans le savoir. « Tout au moins celles qui réussissent ! » – soupirez-vous.

Réussissent !

Alors n’est-ce pas, chère Madame, vous reconnaissez qu’être Fran à notre époque est une situation très enviable. En ce qui concerne donc ma compassion, vous me réclamez ce sentiment que j’estime infiniment, plus que tout, pour des femmes qui n’ont pas réussi « à devenir Fran », et vous réprouvez ma conception parce que celles-ci sont majoritaires, ce sont donc elles qui caractérisent l’esprit du temps, globalement, face à l’éventualité que (manifestement par partialité, n’est-ce pas, ou après de mauvaises expériences, ayez le courage de le dire) j’ai soulevée.

Madame, si l’esprit d’un temps pouvait être déterminé sur la base de données statistiques, ou en conséquence d’une déduction mathématique, alors vous auriez sans doute raison : mais dans le cas présent nous serions informés sur l’esprit du temps par des fonctionnaires et non par des cœurs et des raisons qui vivent et qui souffrent ce temps : pourtant vous dites bien que l’esprit des siècles passés était préservé pour nous par des artistes et non des historiens.

L’accent est sur le mot esprit, Madame. Il ne peut être approché que par la raison et le sentiment.

Au-delà des chiffres qui ne disent rien, il n’est que hasard aléatoire pour ma raison et mon sentiment de savoir combien de Fran vivent effectivement à cet instant dans le monde – mais le fait psychique avoué aussi par vous-même que toutes les femmes jugent la situation de Fran enviable, un idéal de vie, une illusion à réaliser et leur meilleure chance, a une importance énorme, décisive, une signification caractéristique absolue.

Ma colère et mon indignation découlent non de ce que vous croyez (en jugeant sur vous-même), que j’envierais et souhaiterais pour moi cette meilleure chance – mais précisément du contraire : que le bonheur réel rêvé et souhaité, qu’un homme et une femme multiplient par deux en le partageant, que cette chance soit considérée aujourd’hui comme minable, stupide et insuffisante.

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Comprenons-nous, Madame.

Vous parlez de compassion, et en même temps vous vous plaignez : « on prive la femme de la tendresse à laquelle elle avait droit pendant des siècles ».

La source de cette tendresse, Madame, n’était nullement la pitié et la galanterie, mais quelque chose de bien plus puissant et plus multiple qu’on appelait autrefois l’amour.

Plus puissant et plus multiple, mais pas plus compliqué, au contraire, un sentiment bien plus simple, plus élémentaire, plus clair et mieux connu. Ce sentiment est provoqué par le désir du bonheur, il suppose la féminité ou la beauté et le charme de la femme, la virilité, c’est-à-dire la force et l’imagination de l’homme, son résultat est le bonheur de l’homme et de la femme trouvé l’un dans l’autre – ce n’est même pas le but, mais une fois le plus la condition d’une vie féconde.

C’est un pur échange. Amour contre amour, bonheur contre bonheur. Qu’a à faire ici la pitié, la compréhension, le discernement ?

Je vous pose la question : dans notre société, l’homme et la femme ont-ils les moyens de passer ce pur contrat ?

*

Madame, je ne vous connais pas personnellement, par conséquent je ne commets aucune offense au bon goût si j’argumente ad personam.

Supposons que vous soyez une dame belle et charmante que, si je vous voyais, l’homme sain que je suis tomberait aussitôt amoureux de vous, et de votre côté ma passion enthousiaste et mon imagination créative vous plairait aussi. Ne me répondez pas que toutes les femmes ne peuvent pas être belles et charmantes – ce serait une fois de plus de la statistique, et comme cela, nous n’accéderions jamais à l’essentiel. Moi, quand j’utilise le mot femme, alors je pense à un être beau et charmant, comme par nature doit être la femme pour que je puisse être homme, et si moi je veux une femme, alors pour moi elle est belle et charmante, autrement tout notre débat serait sans objet, puisqu’il ne concernerait pas une relation homme femme, mais une relation entre deux personnes, ce qui serait tout autre chose.

Donc – faites-moi confiance et ne protestez pas – vous êtes une femme belle et charmante, vous me plaisez et je vous plais aussi, nous tombons amoureux l’un de l’autre et je vous épouse.

Sur quel mariage pourrais-je compter, moi, dans notre temps, ici en Europe, en tant que sujet des coutumes, modes, états d’esprit de notre société bourgeoise, avec vous qui reconnaissez qu’être Fran est le plus grand bonheur, nécessitant seulement des conditions favorables ?

Ces conditions favorables, supposons que je les crée – je serais obligé de les créer, sinon je me ferais exclure de la société.

Nous vivrions heureux pendant deux ans.

La troisième année, avec la même certitude qu’il est sûr que vous, étant une femme d’aujourd’hui, ne pouvez vivre que votre vie d’aujourd’hui, en seriez là que malgré tout votre idéalisme et votre honneur, vous seriez amenée à penser avec la tête de Fran, car Fran règne dans la société, et celle qui ne s’efforce pas à parler et à penser comme elle, reste tout simplement seule, exclue de l’union secrète du capitalisme féminin.

Capitalisme féminin – un joli terme, n’est-ce pas ? Le trouvez-vous forcé, fantastique, monstrueux et une folie de persécution ?

Je vais vous expliquer la chose quotidienne, bien connue, qu’il faut entendre par là – vous serez étonnée que je l’aie repérée, tellement vous l’avez trouvée naturelle jusqu’à présent. Les grands idéalistes et humanistes de l’antiquité trouvaient naturel qu’un homme soit asservi à un autre, aussi longtemps que quelqu’un ne mette un nom sur cet état, et ne crée le terme : esclavage.

En quoi consiste le capitalisme féminin ?

Il convient d’entendre par capitalisme féminin la phrase que vous prononceriez nerveusement un soir de la troisième année : tu ne m’aimes pas, tu refuses de m’acheter ce machin. Béla m’aimait davantage, il me l’aurait acheté.

Et par l’asservissement des hommes il convient d’entendre que tu n’as pas l’idée de répondre du tac au tac que toi, c’est Böske qui t’aimait davantage, apparemment, parce qu’elle n’avait pas réclamé ce machin, mais tu te mets en colère et tu paniques à l’idée que ta femme plaît à Béla et que ta femme le sait. Le problème n’est plus de savoir si Béla plaît aussi à ta femme, s’il plaît à ta femme plus ou moins que toi : mais uniquement de savoir si Béla voudra ou non faire le sacrifice qui lui permettrait d’acquérir une valeur produisant son propre intérêt.

Cette valeur produisant son propre intérêt est l’expérience de la femme justifiée par notre époque : la compétition stupide et humiliante des hommes considère son état de femme comme un capital, dont elle peut définir le prix (les intérêts) à la mesure que le client a besoin d’elle.

À la place de l’échange pur où la contrepartie de l’amour ne peut être que l’amour, on voit supplément de prix, option, enchères et intérêts – autant de symptômes caractéristiques du capitalisme qui marchande avec le corps et l’âme, que peut faire d’autre la femme que s’offrir avec trompettes et tambours, publicité, robes, parfums, danse et flirts, à cette bourse à l’envers où le créditeur est l’esclave exploité et l’endetté est le dictateur sans limite ?

*

Où avez-vous vu une haine à la Strindberg dans mon article, Madame ? Au contraire, je n’arrêtais pas de répéter que je vois l’erreur strindbergienne justement dans sa volonté de chercher le mal dans la nature de la femme. Moi je considère Fran aussi bien que Dodsworth, victimes de la lâcheté et de la générosité masculine, et considérant l’esclave de même que le tyran des hommes, je proclame que le pouvoir est assassin voire suicidaire s’il est mis dans des mains trop faibles et trop stupides qui ne l’avaient même pas réclamé.

Aussi longtemps que la vie ne m’aura pas convaincu de mon erreur – j’en reste là, je ne pourrais pas dire autre chose, amen.

 

Pesti Napló, 24 août 1930.

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