Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
deux personnages sur
Errance solitaire, après une première
Entre les montagnes nues,
Filait le train trépidant,
Des villages bourgeonnants
Engoncés dans la vallée,
Sur les sommets rocailleux
De blancs capuchons de neige –
Alors, entre deux sommets,
Un géant chut à tes pieds,
Un point
d’interrogation,
Le clair croissant de la
lune :
Y a-t-il une vie,
au-delà de l’amour ?
Au-delà de la vie,
est-il une Existence ?
D’un
poème inachevé.
Un théâtre affiche une
pièce intitulée Monsieur Lamberthier[1]. Une pièce pour deux acteurs, Ilona Hollós et Lajos
Gellért, des comédiens adorables, enthousiastes, ils donnent le
meilleur d’eux-mêmes, ou comme Pál
Relle[2] l’écrit dans sa critique,
« Ils brûlent au bûcher mourant de la
scène ». Pál Relle a raison, la scène, cette scène que
nous connaissions comme telle, est en train de s’éteindre, et des
personnes qui, comme ces deux braves enfants, la prennent quand même au
sérieux, évoquent dans l’âme prise de doute
l’image émouvante du capitaine naïf et fidèle
d’un bateau en perdition.
La scène sombre, elle fait eau
quelque part, elle s’est échouée, et pendant qu’avec
plus ou moins de dignité elle continue de couler sous l’horizon,
les passagers auxiliaires, le personnel et le cuisinier (comédien et
écrivain) en sautent de panique… dans le canot de sauvetage du cinéma
et du film parlant (le dernier et jusqu’à présent meilleur
film parlant, Atlantic[3], en est presque le symbole) dans
l’eau glacée, avec une austère bouée de sauvetage au
flanc, dansant leur bal musette entre les vagues menaçantes de
l’esprit du temps. C’est déjà la seconde production
dans cette saison où l’on ne voit que deux personnages sur
scène (après l’extraordinaire performance de Gizi Bajor[4] dans L’aube,
le jour, la nuit[5]).
Ils sont restés à deux
à sombrer avec les planches.
Un homme et une femme.
Comme si nous vivions une nouvelle Atlantide,
un déluge, après lequel ou bien tout recommence ou bien toute vie
cesse – Adam et Ève se retrouvent dans un Paradis désert,
inhospitalier, ils sont de nouveau seuls pour se demander s’il vaut la
peine, après ce qui s’est passé, de tout recommencer au
début ?
Car voyons un peu : le cinéma
et la radio sont-ils vraiment la cause de la crise du drame
théâtral ? Seraient-ils l’écueil – ou
plutôt la faute serait-elle tout de même à chercher dans le
bateau, la carène aurait-elle pourri, la coque se serait-elle
percée ?
La boue clapote sous mes galoches
d’un bruit monotone, pendant que j’arpente la nuit fangeuse de
février.
Un homme et une femme.
Source archaïque de tous les drames
connus – tout ce qui les dépasse, qui est au-delà,
souvenirs et désirs, causes extérieures d’attirance et de
répulsion, ne constituent qu’un arrière-plan à des
enseignements urgents et pressants et des questions auxquelles nous ne pouvons
espérer des réponses que l’un de l’autre.
Voici donc que ces deux petites personnes
se torturent et se tourmentent de questions, pendant qu’accessoirement,
pour faire plaisir l’un à l’autre, elles assassinent
Monsieur Lamberthier, elles partent pour subir leur
châtiment et mourir afin de se convaincre l’une l’autre de
leur amour.
En restant ainsi, sans rien sur la
scène, comme pour témoigner que dans la vie aussi c’est la
seule affaire de tout homme et toute femme – ils n’ont affaire que l’un avec l’autre, rien
et personne d’autre, le reste, lutte et combat, le monde, le
progrès, l’histoire, la politique, l’ambition, les
techniques, la religion, Dieu et diable et l’homme, ne sont que
prétextes, que détours sur le chemin cahoteux qui peut les
conduire l’un vers l’autre. Car c’est seulement l’un auprès
de l’autre qu’ils peuvent faire valoir le ticket de bonheur qui a
été glissé dans leur berceau, et dont l’âme ne
peut se débarrasser, elle ne peut s’apaiser, avant de
l’échanger ou de le perdre.
Serait-ce tout, serait-ce aussi
simple ? Le désir du bonheur ? Le simple et facile
déchiffrement bon marché de la grille de mots croisés de
la vie ?
Il avait raison, le passager
étonné de Capillaria, quand il rendait compte de son
étrange découverte : « Quand j’étais
enfant, les journaux de voyage de la vie me parlaient toujours des gens. Mais depuis
que je parcours le monde moi-même, je n’ai jamais rencontré
des gens. Ceux que j’ai croisés étaient soit des hommes,
soit des femmes ! »
Mais alors…
Si par contrainte le drame scénique
a si bien retrouvé sa source archaïque, la scène de
ménage et l’idylle amoureuse – pour quelle raison ce
magnifique genre littéraire achoppe-t-il quand même à la
fièvre incohérente de la crise ?
Entre les scènes dramatiques je me
retournais de temps en temps pour observer le visage des spectateurs : que
trahissaient leurs traits échappés
à la continuité de l’attention, se laissant un peu
aller ?
Observer le public, c’est
étrange. Ils sont là, côte à côte, assis dans
le noir, sans mot dire, figés, penchés en avant. Aucun ne
remarque son voisin de banc, comme à l’école, ils sont autant
de bons élèves de monsieur le professeur
Puis la scène prit fin, et petit
à petit les spectateurs regagnèrent leur sourire et revinrent
honteusement à eux-mêmes.
Oui, cette représentation de
monsieur le professeur
Mais au fait, serait-ce vraiment
l’unique matière enseignée ?
L’école du bonheur ?
N’y a-t-il plus rien
au-delà ? Et tout ce que nous crûmes deviner au-delà,
n’aurait-il été que pré-connaissance, introduction,
propédeutique ?
Bon, d’accord, c’est
très beau que ce peintre aime tant sa petite femme, et que la petite
femme aime tant son mari chéri, qu’ils tuent et qu’ils
meurent pour leur amour – et puis après ? – Que se
passera-t-il après, s’il vous plaît ?
Admettons que tout s’arrange, que Lamberthier ressuscite, qu’il ait honte d’avoir
troublé leur bonheur, qu’il leur fiche la paix – admettons
que rien ne se complique, de quoi rempliraient-ils la pièce après
les roucoulements du premier acte ? Continueraient-ils de roucouler,
jusqu’à la descente du rideau ?
Comprenez-moi bien – ce n’est
nullement contre le culte du bonheur que renâcle mon impatience. Mais, je
n’y peux rien, je suis incapable de considérer ce peintre
nommé Maurice en homme adulte avant de le voir une fois seul devant moi,
avant d’avoir parlé avec lui d’autre
chose que de son mariage. Je vois que vous vous occupez de peinture –
que peignez-vous ? Comment voyez-vous le monde au-delà de ces
quatre murs ?
La cornue de ces quatre murs est pour moi
à la fois « très étroite et très
large ». Le public serait-il de mon avis ?
Il se peut que le bonheur ne soit tout de
même pas le but de la vie – seulement
son cadre et sa précondition.
Et si ce n’est pas son but – il
ne peut pas en être non plus le contenu.
Mais alors – c’est quoi son
contenu ?
« Y a-t-il une vie autour de
l’amour… »
Avant que le navire du drame
théâtral ne fasse eau, autour de l’équateur du
siècle, quelques hardis capitaines se trouvaient qui, sentant le danger
qui menaçait, essayaient d’actionner le gouvernail – ils
tentaient de répondre présent quant au "contenu".
Le Man
and Superman de Bernard Shaw soulève pour la première fois
cette question arrogante au nom de la vie et de la scène : le
rêve "du bonheur" est-il un dogme absolu, sacré et
inviolable, au point qu’on ne puisse même pas tenter son analyse,
étant au-dessus de toute critique ?
La tragédie de son héros, le
nouveau Don Juan, commence là
où tous les obstacles s’effacent devant son bonheur – la
question se pose de savoir si le bonheur amoureux ne se transforme pas de
paradis en un enfer insupportable, en devenant, plutôt que la
condition et la base de la vie, son unique contenu ?
S’ouvrent le ciel et l’enfer
– le dernier plein d’amour et de sentiment – le premier de
pressentiments glacés et de "vocation".
Dans ma jeunesse, j’avais
moi-même tenté quelque chose de semblable dans les jours de
souffrance de Demain matin[6].
Ma tentative a avorté, le gouvernail
a refusé d’obéir, et le genre dramatique n’a pas pu
échapper à son sort.
Je vois pourquoi maintenant.
Qu’on l’accepte ou non pour
contenu – nous, humains, nous connaissons le bonheur amoureux dans
l’imagination comme dans la réalité – mais ce
qu’est la "vocation" qui remplirait la vie à sa
place : la tentative de sauvetage n’a pas su répondre
à cette question.
Et on ne pourra pas y répondre aussi
longtemps qu’on exclura un des deux personnages, la femme, de ce paradis
imaginé et de ce qu’il promet.
Vocation de mère, vocation
d’épouse – ce sont des mots. Des mots qui ne distinguent pas
la femme au sens absolu – puisqu’on pourrait aussi bien imaginer
une vocation paternelle ou maritale comme contenu possible de la vie –
où commence donc la différence entre les deux ?
L’homme ne peut même pas
deviner ce que signifie être un
humain aussi longtemps que la femme vit à ses côtés
seulement en tant que femme, rien de plus.
Il est impossible de fabriquer un entier
à partir d’une des moitiés si elle n’arrive pas
à se détacher de son autre moitié – or elle ne peut
pas s’en détacher tant que l’autre moitié ne devient
pas un entier.
Zwei Ochsen auf dem Berge stehen
Der eine wollte übergehn
Der andre war dafür zu dumm –
Und schließlich kehrten beide um.[7]
Telle est la situation actuelle.
La scène aurait volontiers
passé l’écueil auquel elle a échoué. Mais
c’était impossible : elle était retenue par son
inertie.
Elle a donc fait demi-tour et s’est
contentée de mettre en scène des niaiseries amoureuses.
Elle va sombrer.
Pesti
Napló, 9 février 1930.
[1] Pièce de Louis Verneuil (1893-1952).
[2] Lajos Gellért (1885-1963). Écrivain, puis acteur. Pál Relle (1883-1955). Journaliste, critique théâtral.
[3] Film britannique de Ewald André Dupont, sur le naufrage du Titanic (1929).
[4] Gizi Bajor (1893-1951). Comédienne au Théâtre National.
[5] Pièce de Dario Nicodémi (1874-1934). Auteur dramatique italien.
[6] Pièce de Frigyes Karinthy.
[7] Ronde enfantine : Deux bœufs sur une colline / l’un veut passer, / l’autre est trop stupide pour ça / à la fin ils font demi-tour tous les deux.