Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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PENSÉES IMPOPULAIRES

Autrement dit, tout va bien, mais à quoi puis-je alors utiliser mon esprit ?

J’ai trouvé cette semaine un article de mon collègue Ernő Lengyel[1] à propos des élections allemandes[2], dans lequel il cite très pertinemment le slogan d’une des révoltes espagnoles : « rendez-nous nos chaînes ! ». Treize millions d’Allemands libres, mûrs et raisonnables, usant de leurs droits de manifester la volonté du peuple, acquis par cent cinquante années de luttes, ont envoyé leurs quatre-vingt-quinze représentants à la maison de la représentation populaire avec la mission d’y lutter contre la représentation populaire, l’écoute du peuple et de sa volonté, et de supprimer cette maison, et de rendre impossible que la raison du peuple sensée, mûre et manifestant librement sa volonté puisse dorénavant se faire entendre. Autrement dit, après mûre réflexion le peuple en est arrivé au résultat que le peuple est incapable et inapte à la mûre réflexion, qu’il vaut bien mieux laisser un dictateur penser à sa place sur ce qui est à faire, bref, c’est tout de même une bonne chose qu’il existe une élection libre, parce que c’est seulement ainsi qu’il peut s’avérer qu’on n’a absolument pas besoin d’élection, donc vive le peuple qui reconnaît sagement que le peuple doit crever, en outre j’ai rêvé que j’étais deux chats et je jouais ensemble, donc abracadabra et ma grand-mère fait du vélo.

 

Dans cette folie il n’y a plus aucune logique, simplement parce que cette folie en a eu assez même de sa propre idée fixe : merci bien, mais que voulez-vous qu’on en fasse ? Selon Chesterton le fou est celui qui a tout perdu sauf sa raison. La folie de notre temps va un pas plus loin : foi, espoir et amour sont morts en nous, à bas donc la Pensée laissée toute seule, il convient de l’extirper de notre tête comme un organe déficient. Les médecins appellent cela : magna extirpatio. Car je me suis mal exprimé ci-dessus. Le peuple n’attend pas du dictateur une réflexion – seulement qu’il agisse à sa place. Qu’il agisse, sans penser et sans réfléchir. Jadis on qualifiait d’hurluberlu l’homme qui agit sans réfléchir, aujourd’hui, merci à la psychanalyse, son honnête nom est Volonté Pure Libérée des Complexes, puisque, n’est-ce pas, il est aujourd’hui devenu inutile d’expliquer aux gens intelligents, cultivés et logiques, que le seul obstacle du bien agir est l’intelligence, la culture et la logique.

 

En d’autres termes Lucifer, dieu de notre temps, a affirmé autrefois que le raisonnement représentait sa mort. En regardant de plus près, causer, ergoter n’est autre qu’une façon de raisonner, mais n’allons pas si loin, acceptons que les raisonnements sans fin (voir : parlement, représentation populaire, concertation, écoute réciproque) soient dangereux et nuisibles, il convient donc de les extirper par la racine.

Mais où sont les racines ?

 

Où seraient-elles ailleurs que, comme le terme l’indique, dans la raison ? Mais avant de les extirper, voyons-en la composition.

La cause du raisonnement est la raison. Mais quelle est la cause de la raison ?

La racine de la notion se trouve dans la racine du terme.

La cause de la causerie est la cause.

L’instinct de la langue, comme souvent ailleurs, a tapé dans le mille ici aussi. La langue qualifie d’intelligent, de raisonnable, celui qui fait tout ou pense avec raison. Le terme hongrois donne un sens bien plus pratique au mot, que l’allemand "gescheit" ou "klug" vides de sens, ou l’anglais "reasonable" expliquant soi-même par soi-même. La définition hongroise, en avance sur son temps, a établi un rapport entre le raisonnement sain et l’action, elle ne reconnaît le travail de la Raison comme travail que s’il est en rapport avec un problème pratique, elle rejette l’art pour l’art, la philosophie pour la philosophie. Selon cette logique, la Raison n’est pas un organe servant à connaître la Vérité, elle est une aptitude à reconnaître et à réguler la justesse de nos actions à un moment donné.

La raison est donc la cause de l’action – mais quel est son but ?

 

Il existe un adage hongrois encore plus moderne qui répond à la question : « il a autant d’esprit qu’il lui en faut ».

L’esprit pratique n’a donc rien à voir avec la Vérité, mais il n’a rien à voir non plus avec la Raison Humaine telle qu’imaginée en général, servant un usage collectif, au sens que je dois la conformer à la raison d’autres gens, la comparer à la leur, la développer à l’aide de la leur. Pour la raison fonctionnant correctement, l’homme, l’humanité et les autres créations sont autant de notions inconnues. Pour que je m’en sorte (et c’est le principal), il suffit que j’aie l’esprit qu’il me faut. En avoir plus, du point de vue de l’objectif, serait un moins.

 

Il est certain que l’esprit de l’époque génialement ramolli ou mollement génial (selon le professeur Nékám[3], cela revient au même) est devenu passablement enclin à distribuer l’épithète distinguée d’intelligent à l’homme dans cette bonne conception hongroise. La susdite nouvelle psychologie avait préparé le terrain, lorsque d’une main heureuse elle avait conduit dans un cul-de-sac l’immense requis de la Raison ressuscitée au dix-huitième siècle, l’Analyse, en démontrant que le doute permanent dans la justesse de nos pensées (condition de la connaissance de la vérité) ne vaut pas grand-chose, étant donné que l’intention de la connaissance de la vérité, autrement dit le doute est aussi une faculté fortement douteuse du psychisme. Une chose est certaine : chaque personne, individuellement, est à la recherche du bonheur, indépendamment des autres. Un homme intelligent n’est donc pas celui qui comprend cela, mais celui qui réussit.

 

De plus en plus ouvertement et sans pudeur.

Je perçois comme une blague caractéristique de l’époque le cas de Kohn. Kohn a tiré le gros lot et à son ami baratineur qui s’informe, il relate généreusement qu’il avait rêvé deux nombres, le vingt-cinq et le douze, il les a multipliés, ça a donné quatre cent vingt, il a acheté le billet de ce numéro et il a gagné. Mais pour l’amour du ciel, Kohn, dit le pauvre homme interloqué, vingt-cinq fois douze, ça ne fait pas quatre cent vingt ! Quel insolent, répond Kohn, c’est moi qui tire le gros lot et c’est lui qui veut m’apprendre à compter.

De plus en plus impudiquement et ouvertement.

Quelques décennies auparavant le gars heureux qui avait fait son trou dans le commerce, la politique et l’art cherchait encore des excuses en mentant qu’il voulait faire quelque chose de juste et de grand, il avait un programme idéal ; le succès provenait soit du pur hasard, soit de l’évolution du goût et de la compréhension de la masse. Or désormais il sent ce voile comme superflu. La foule est stupide, déclare-t-il sans vergogne, et moi j’ai suffisamment de jugement pour servir sa bêtise et arriver à mes fins. Et personne ne lui en veut de cette franchise, je vais même plus loin, chaque individu de la masse trompée, applaudit séparément et approuve. Il observe les palabres d’une foule qui se disperse en sortant du théâtre ou d’une réunion populaire, on le complimente : quel homme intelligent ce X.Y., , il sait ce qu’il faut au peuple. Il lui faut ce genre de boniment, nom d’une pipe, tu as vu comme ils ont applaudi ? Moi aussi j’ai applaudi. Non ce que j’ai vu ou entendu, mais l’homme intelligent qui a su prévoir, calculer ces applaudissements.

Un auteur à succès moderne, quand on lui demande une interview, sait improviser une conférence bien bâtie à l’attention du public, sur les conditions du succès.

 

Bon, d’accord, je veux bien, mais quand même…

Quand même – comment me libérer de cette survivance ? Comment refouler mon sentiment qui me donne envie de cracher ou de hurler, lorsque Monsieur Kovács me tape sur l’épaule avec un rictus de plus en plus envahissant : « Tu es un homme bien peu intelligent, cher Maître, pour penser et écrire toutes ces choses intelligentes – pourquoi ne penses et n’écris-tu pas quelques âneries, comme les autres gens intelligents ? »

Car Monsieur Kovács a de plus en plus raison et, en déambulant seul dans les rues, il m’arrive de plus en plus souvent de rompre violemment la chaîne de mes pensées, honteux et inquiet, parce que je comprends que mes pensées divaguent une fois de plus vers quelque "inutilité". Une fois de plus j’ai bien calculé combien font vingt-cinq fois douze, pour trouver les tenants et aboutissants entre ces deux choses, deux objets, deux pensées, deux non-sens, pour produire quelque chose de sensé – oui, au lieu de me casser la tête sur mes propres problèmes !

Jouissance stérile et dangereuse que de me réjouir : voilà, j’ai compris, trouvé, découvert quelque chose, tout seul, par moi-même, ce qu’aucun autre n’aurait pu m’apprendre – contempler la force de mon esprit et de ma propre raison.

Vanité stupide !

Vanité, d’accord – mais est-ce stupide ? Est-ce de la vanité si une belle femme s’émerveille dans son miroir ?

 

Et pourtant – cherche, trouve et redécouvre la vérité, mais si tu réinventes la poudre, le bureau des brevets la rejettera, ça ne te rapportera guère de l’argent : mais à mes yeux à moi tu auras la même valeur, tu seras aussi intelligent que celui qui l’a inventée le premier.

 

Pesti Napló, 21 septembre 1930.

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[1] Ernő Lengyel (1885-1944). Journaliste. Assassiné par les Croix Fléchées en novembre 1944.

[2] Les sixièmes élections fédérales allemandes, 14 septembre 1930, sous la République de Weimar. Le SPD, qui reste le premier parti du pays, perd du terrain, tandis que le parti national-socialiste a réalisé une percée en passant de 12 à 107 sièges.

[3] Lajos Nékam (1868-1957). Professeur de médecine.