Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
COMPÉTENCE
Corrections en
marge
es
lettres arrivent toujours à propos de mon récent article[1] : il s’agissait de
l’abaissement du monde et de cette génération qui, au sens
exact du terme, est plus imbécile, donc moins apte à
préparer un temps meilleur, que n’a été la
génération qui nous a inspirés – j’ai
longuement cité un article spirituel de Chesterton, en y ajoutant mon
propre grain de sel.
Ces lettres sont écrites par des
jeunes gens, filles et garçons, et la souplesse de raisonnement avec
laquelle ils résument l’essentiel de leur opposition est vraiment
étonnante. Ils mettent en cause la guerre mondiale, reconnaissant
qu’à première vue la jeunesse d’aujourd’hui est
effectivement "moins cultivée" que l’ancienne, mais
doutent que cela soit le fait d’aptitudes et de facultés, et non
celui de l’absence de conditions extérieures – on ne peut
pas parler de "bêtise", seulement de grossièreté.
Ne nous appesantissons pas sur les termes
– ma petite chronique du dimanche n’est effectivement pas un
terrain bien choisi pour débattre de problèmes de cognition, ce
qui ne veut pas dire que la solution de problèmes de cognition serait
à mes yeux une tâche moins brûlante que la synthèse
des gaz contre-gaz ou celle des gaz contre-gaz des contre-gaz. Au demeurant
l’article en question n’avait pas pour but de régler un problème
quelconque, voire prendre position. J’ai soulevé une question,
plutôt pour moi-même, sous l’effet d’un état
d’âme inquiet, dont n’ayant pas trouvé la source dans
mon vécu personnel, j’étais contraint d’en rendre
responsable ce qu’on appelle "l’esprit du temps".
Ce n’est pas une question de terme.
Si dans toute l’Europe il existe dix
ou vingt jeunes gens qui ressentent mon expression comme une offense, je la
retire bien volontiers, même face aux autres pour lesquels je
l’entendais.
Mais cela ne règle pas le
phénomène mondial hurlant qu’est l’indifférence
face à l’avenir, l’absence de la compréhension des
maux qui menacent – tentons donc de chercher une autre expression.
Ne parlons plus d’inaptitude
originelle – disons qu’il manque une compétence.
La compétence.
C’est le déclin de la
compétence qui caractérise l’époque, cette
époque où la science est pourtant si fière de sa nouvelle
complexité, fière d’une coopération de tous les
spécialistes évolués de toutes ses sphères
d’activité, de son taylorisme et de son fordisme, de
l’ouvrier qui sculpte des pieds de chaises au phalanstère et du
célèbre professeur de médecine qui est une autorité
reconnue dans la connaissance d’une glande cachée de notre corps.
Oui, mais sculpter des pieds de chaise et bien connaître une des
centaines de nos glandes ne signifie nullement la possession d’un talent
et d’une connaissance ni de la chaise ni de l’homme – or il
n’existe pas de plus petite entité
qu’une unique chaise ou
qu’un homme unique ; ce
que ces spécialistes possèdent, ce n’est plus une
entité, seulement une partie de quelque chose, substituable dans une
autre entité, une chose non organique et imaginable (par exemple :
glande de singe et pied de table), n’exigeant pas de jugeote, seulement
des connaissances. Quelqu’un peut produire et échanger mille pieds
de chaise et mille glandes, sans rien connaître de l’art de
fabriquer une seule chaise, sans être capable de rendre un seul homme
heureux.
Plus grave est que même
l’autorité de la compétence est en déclin,
déniant la loi de la proportionnalité inverse de l’offre et
de la demande.
Que s’est-il passé ?
Voilà une douzaine
d’années il y a eu tremblement de terre, raz de marée et
glissement de terrain – il est très compréhensible que la
société ait été un peu secouée, personne
n’avait prévu que sur le sol rassurant, comme ça, tout
d’un coup, chacun ne pourrait retrouver que les ruines de sa maison.
Mais les optimistes ont tout de même
imaginé que ce n’était qu’une question de temps.
Ils n’avaient pas appris qu’une
nouvelle vie germe plus volontiers sur un terrain vierge, aucun
intérêt de s’escrimer à remblayer les ruines –
un conquérant barbare reconstruit rarement le Colisée
entré en sa possession, il édifie plutôt des masures parce
que c’est plus vite fait, et il laisse les débris devenir
"des souvenirs des grands vieux temps".
Il fallait vivre, tout de suite, car
estomac et poumons et battements de cœur ne peuvent pas
s’arrêter en hommage même au deuil d’une époque
révolue – il n’y avait pas de temps pour attendre qu’une
maison se construise, nous avons donc baptisé de maison la baraque de
nécessité.
Il s’est passé ce que font les
participants dans le jeu des chaises musicales : à un signal chacun
quitte son "arbre", zigzague un temps, puis chacun occupe une place
trouvée vide – celui qui n’en trouve pas se remet à
crier, à troubler la fête, à appeler à une nouvelle
guerre.
Et chacun a occupé sa place sur
l’arbre le plus proche, de peur de rester sans arbre. Chacun a
attrapé la paille que le courant lui tendait, s’y est
agrippé, sans pouvoir attendre de retrouver une planche de son bateau
emporté ou échoué.
Dans notre génération, si tu
interroges cent personnes, il s’avère que quatre-vingt-dix ne
pratiquent pas le métier pour lequel elles se sont formées.
Des milliers de chevaliers
d’industrie envahissent notre monde perturbé avec des bateaux
à vapeur, des avions et des voitures filant à deux cents
kilomètres à l’heure, et claironnent la nouvelle religion :
retombe sur tes pieds partout, à tout prix – et ne te soucie pas
de savoir si celui qui a besoin de toi ou celui dont tu as besoin trouve en toi ce qu’il cherche.
Au début nous riions du bottier
politicien, du démiurge oculiste, de la machine à café
musicale – nous les prenions pour des personnages humoristiques comme les
vieux escrocs de Marc Twain, qui faute de mieux se prétendent
comédiens, et pour jouer Roméo et Juliette, Juliette dissimule sa
barbe blanche dans la pénombre du balcon. Nous riions, ou nous pensons
au cas exceptionnel, à l’explosion du génie placé au
mauvais endroit – après tout Pasteur n’était pas
médecin non plus, et Napoléon n’était pas
préparé pour devenir empereur.
Or en l’espace de quelques
années il s’avéra que le médecin sans diplôme
ou le conquérant sans munitions sont le cas général
– l’expert ne fait que suivre ses traces et peut tout au plus
devenir un conseiller, évidemment sur des détails seulement,
puisque "le tout" (comprenez : l’exploitation commerciale
du métier) exige naturellement la présence du charlatan et du
rebouteux.
La statue de notre temps : Zeileis[2] sur un piédestal et les
médecins diplômés du "sanatorium" autour du
socle.
Et tout cela, pour que nos enfants
s’en instruisent, nous l’avons baptisé "l’esprit
américain" à suivre, "débrouillardise", en
partant du fait que, n’est-ce pas, Edison était aussi
garçon épicier – et personne n’osait observer
modestement que cette fois il ne s’agit pas de vitalité à
la Edison pour créer ou amender le monde – que la
débrouillardise d’un seul "homme nouveau" de ce genre
entraîne l’incapacité de vivre de centaines d’autres,
rendant en fin de compte par sa grande vitalité toue une
génération inapte à vivre.
Et on célèbre dans tous les
domaines le grand Débrouillard, qui s’en tire même dans le
désert gelé, même quand il ne vit plus dans le
désert gelé mais sur votre dos et sur le mien, pour vous plier en
deux après la grande célébration. Bien sûr, il
s’agit de l’Amérique, or qui ne serait pas en admiration
à la vue de tant de carrières à la Edison, le marchand
d’insecticide devenu roi du cinéma, le commis en huiles, futur
président d’un trust théâtral, et ainsi de suite,
chez lesquels tout au plus la vitesse de la métamorphose pourrait nous
étonner, si nous n’avions pas pris l’habitude que
désormais ils soient poussés non seulement par la reconnaissance
postérieure mais aussi par la confiance préalable – que sa
majesté le Capital, si par exemple elle décide effectivement de
fonder un trust de cinéma, cherchera pour diriger son entreprise
plutôt un ab ovo un marchand
d’insecticide qu’un artiste actif.
C’est leur esprit qui flotte
au-dessus des eaux, depuis que ces eaux sont peu profondes. Les
compétences étant en diminution, l’époque, pour
s’aider, a mis à la mode les parvenus intellectuels, en tant que
"curiosité", "originalité", "
sensation". Jusque-là tout se passait bien, et même
l’écrivain le plus capricieux (pour prendre un exemple dans mon
métier) ne pouvait pas bouder qu’un excellent dompteur de fauves
décrochât un énorme succès littéraire avec
son autobiographie répandant le charme âpre de son style direct
– cela doit exister, et le bégaiement du dilettante, dans une
époque surchargée de professionnalisme, fait du bien, parce
qu’il apporte un peu de fraîcheur. Le phénomène
commençait en revanche à nous choquer quand les années
passaient, et nous nous rendions compte que seuls
les dilettantes avaient désormais du succès, que l’artiste
reconnu était désormais accueilli par des éditeurs
méfiants, qui en même temps accueillaient à bras ouverts le
dompteur de fauves qui, encouragé par le succès de son
autobiographie, avait aussi écrit la biographie de Bismarck.
Nous pouvons nous arrêter sur ce
point : la littérature est vie et la vie est
littérature ; la réciprocité des deux montre
très bien où nous en sommes en matière de sagesse, en
critique, en esthétique.
Nous en sommes là où il
n’est plus comme il faut de
se connaître à ce qu’on fait. S’y connaître
serait snobisme professoral et pédanterie. Par contre ne pas s’y
connaître, c’est du génie, de la force juvénile, la
fraîcheur "intensive" d’une force vitale immaculée.
Sauf que s’occuper d’une chose
à laquelle on ne connaît rien, est scabreux, même si la
critique experte ne nous contrôle pas ; notre temps a inventé
une excellente méthode pour écrire un langage et un style
"chics" : parler d’autre chose que ce dont il
s’agit.
Ainsi, dans un drame amoureux, parler de la
libération de la classe ouvrière ou, disons, de la culture des
choux-raves – ou dans une dissertation de sciences naturelles, traiter
les causes de la crise psychique de Tristan et Iseut.
Et nous prenons de haut, qualifions de désuet
ou de "faussement romantique", de "sensiblerie" et de
"pleurnicherie" l’idylle de Paul et de Virginie, les
souffrances de Werther et La Nouvelle Héloïse, la description objective (du point de vue du sujet)
compétente du sentiment amoureux, puisque le Paul
d’aujourd’hui et la Virginie d’aujourd’hui sont,
naturellement, non pas des tourtereaux, mais les dirigeants d’une grande
industrie, Werther, en bon freudien, ne dissèque plus ses propres
souffrances mais celles de sa mère, et le héros et
l’héroïne de La Nouvelle Héloïse, plutôt
qu’un échange épistolaire, se dépense pour une
propagande révolutionnaire dans une cause qui ne les regarde pas.
Et si malgré tout nous vivons mal et
sommes malheureux, la raison en est peut-être que la vie aussi
nécessite des compétences.
Pesti
Napló, 9 novembre 1930.