Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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SENTIMENTS ET RÈGLES

Manuscrit versus parlements

Le sous-titre couvre non seulement l’avertissement qu’au cas où dans la dissertation ci-dessous apparaîtraient des raisonnements politiques, les politiciens ne les utilisent pas sans mon autorisation, dans le cadre de cabarets électoraux ni d’interventions au parlement. Je compte d’une part me protéger de la politique, et d’autre part protéger la politique de moi, lorsque je souligne que donner son avis sur des questions politiques signifie aussi peu faire de la politique, que s’occuper de physiologie ne signifie s’immiscer dans la science médicale, même si la médecine, en accomplissant sa tâche, est quelquefois amenée à pratiquer la physiologie. Établir un diagnostic n’est pas une thérapie, c’est quelque chose de bien plus général, moins utile peut-être, en revanche le diagnostic est dans une situation plus favorable que la thérapie car il peut corriger ses erreurs éventuelles indépendamment du malade : un malade ne décède pas à cause d’une erreur de diagnostic, mais bien plus de thérapies erronées.

 

Pour vous donner tout de suite un exemple, ma position ici sur le papier est bien plus favorable, n’est-ce pas, vis-à-vis, disons, de monsieur le ministre de la défense, que si je me trouvais face à lui au parlement. Là-bas, compte tenu de mon expérience plus lacunaire que la sienne, c’est lui évidemment qui me donnerait des leçons – ici, possédant plus d’expérience que lui pour clarifier les expressions, c’est moi qui peux souligner l’erreur qu’il a manifestement commise en sa qualité de médecin, voire chirurgien, de la politique, sans quoi le malade bien anesthésié n’aurait pas protesté.

L’erreur est claire et manifeste. Dans son discours à Kecskemét cet excellent homme politique a donné expression non à ses vues mais à ses sentiments. Il a dévoilé ses sentiments et par là même il a provoqué un désordre, indépendamment de la noblesse ou la non-noblesse des susdits sentiments ; il a causé un désordre en faisant vaciller la foi dans la vigueur d’un accord dont la substance stipulait (comme c’est l’essentiel de tout accord), que les sentiments n’ont aucun rôle à jouer dans son application, seules comptent les conditions de l’accord lui-même.

Il serait salutaire que les hommes politiques voient enfin clairement dans cette notion tout à fait générale, et comprennent que tout régime est un accord : non seulement le parlement et la constitution, mais même la dictature la plus radicale. L’essentiel dans ces choses-là n’est pas ce en quoi nous nous sommes mis d’accord, mais le fait que nous nous soyons mis d’accord – notre satisfaction ou insatisfaction à propos de l’accord nous sont bien moins importantes que de savoir qu’il y a eu accord, donc nous savons à quoi nous en tenir. La conscience de à quoi s’en tenir vaut dans la pratique plus que toute vérité morale : elle est l’Ordre et la Loi, qui rendent l’occupation des hommes fertile et vigoureuse même en temps de grand danger, son absence en revanche transforme même les plus beaux jours d’abondance et de paix en un cauchemar confus et insensé.

Je ne réclame pas à l’homme politique de considérer la loi en général comme sacrée et inviolable. Il n’a qu’à l’amender s’il peut. Mais tant qu’il ne l’a pas amendée, il doit la respecter, sinon la loi perd son crédit et sa vigueur, même celle qu’il a amendée. La loi n’est pas une chose sacrée, elle est plus : une règle. Celui qui n’est pas sensible à cette nuance ne doit pas s’adonner à la politique, de même qu’il ne faut pas jouer aux cartes ou aux échecs si on ne reconnaît pas les règles des cartes et des échecs – sans un sentiment de respect pour les lois on peut aussi peu imaginer un génie politique qu’un champion d’échecs qui ne respecterait pas les règles du jeu d’échecs.

 

Je crois donc que Monsieur le ministre se trompe, et tout le monde se trompe, s’il croit que les Juifs se sont indignés contre le discours de Kecskemét parce qu’ils sont sensibles dans leur judéité – ils se sont manifestement indignés parce qu’ils sont sensibles aux lois en vigueur. Si par exemple un homme veut à tout prix gagner aux cartes, alors que les autres ne jouent que pour s’amuser, cela ne fera pas éclater un scandale entre gentlemen, parce qu’en réalité ce n’est qu’une affaire de sentiments, et on n’intervient pas dans les sentiments d’autrui – un scandale peut en revanche éclater si un joueur ne respecte pas les règles du jeu. On peut jouer de façon hasardeuse ou élégante ou avec conviction, on peut être indulgent ou cruel dans le jeu, on peut doubler la mise ou profiter de la chance "dans l’intérêt d’un objectif plus élevé", mais on ne peut absolument pas prendre la dame de carreau avec le sept de trèfle sauf s’il est atout. Cette règle, cet accord est valable pour tous, cette loi doit être respectée par tous, et moi je préfère m’asseoir pour jouer même avec un tricheur, qui fait au moins semblant de respecter les règles, pendant qu’en secret il cherche à les corriger (j’ai des moyens de le contrôler), plutôt qu’avec un chimérique mégalomane, qui tout à coup déclarerait que ma tierce péniblement réunie n’est pas valable le jeudi, seulement les samedis, et seulement un homme qui a un grain de beauté sur le nez peut contrer. J’ignore les statuts de l’Ordre des Preux[1], mais s’ils contiennent que des Juifs ne peuvent pas en être membres, alors c’est le ministre qui a absolument raison, mais s’ils ne le contiennent pas jusqu’à présent, alors ce sont absolument les Juifs.

 

Les graves problèmes et les grands ennuis ne sont jamais causés en effet par de mauvaises lois, mais par des lois mal ou faussement appliquées, ayant ainsi perdu leur crédibilité. Je viens de lire le livre de Emil Ludwig[2] sur le mois de l’éclatement de la guerre mondiale (pas de parution récente mais peut-être plus actuel maintenant, de même  que peu de livres sont actuels au moment de leur parution). Dans ce livre apparaît notamment ce que, sauf si la théorie impitoyable de la "fatalité historique" n’a pas troublé notre tête, tout homme sensé avait deviné. On aurait pu bel et bien éviter la guerre mondiale, ou la localiser tout à fait autrement, donc non seulement des peuples entiers mais chaque individu en était bel et bien responsable. Car en 1914 des lois nationales et des accords internationaux existaient, dont l’application aurait suffi pour maintenir la paix. Si tout s’est passé autrement, c’est que ces lois ont été manifestement piétinées par ceux à qui le peuple avait confié leur application, les meneurs du jeu eux-mêmes. Ils les ont piétinés parce qu’ils ont voulu la guerre, même s’ils ont fallacieusement parlé de forces contraignantes – ils l’ont voulue et ils l’ont souhaitée, d’une volonté vorace et suicidaire, même pas par intérêt ou par égoïsme, mais avec une sauvagerie confuse et incontrôlable, comme seuls les sentiments peuvent en vouloir et souhaiter, en crachant sur les règles de la raison et de l’intelligence.

Il est vrai que personne n’est responsable de ses sentiments. Mais nous sommes responsables du moment où nous laissons parler nos sentiments – le destin et l’avenir de peuples ne peuvent pas être un instrument de musique, pas même d’un artiste aussi grand qu’était Paderewski. Nous avons assez entendu, nous poètes, lorsque dans les jours difficiles nous criions de douleur et de frayeur, la parole condescendante de l’homme politique : poète, reste à ta lyre, ça, tu n’y connais rien – maintenant que le monde est encore en danger, qu’il nous soit permis d’avertir l’homme politique : laisse-nous la poésie et les sentiments, occupe-toi de tes affaires.

Tu en es responsable.

 

Tu es responsable non seulement de ce que tu fais spontanément (les sentiments et les passions ne sont responsables que de cela), mais surtout et avant tout de ce que tu provoques par tes actes, ce que tu rends possible, même si les conséquences ne sont pas conformes à tes intentions – tu ne peux pas t’en laver les mains en répétant que tu ne l’as pas voulu : tu aurais mieux fait d’anticiper que tes actes devaient forcément entraîner ce qui a suivi. La qualification et l’humanisme ne suffisent pas pour gérer le destin des hommes – il faut aussi la connaissance des hommes. Même mon chien, je ne le confierais pas à celui qui aime les chiens mais ne s’y connaît pas – alors que "le grand homme politique" tient aujourd’hui encore comme suffisant, même après ce qui s’est passé dans le monde, de se référer à "son altruisme" et au "feu de son patriotisme".

Ce patriotisme brûlant est tout à fait à sa place dans le beau roman émouvant intitulé Écueil de Mózes Székely[3] (je viens de le lire), roman qui n’a pas et ne peut pas avoir d’autre objectif que de décrire les monstruosités que la Transylvanie a souffertes après la guerre. Cela est affaire de poète, et il a accompli sa tâche en faisant monter des larmes à nos yeux et une colère digne et noble dans nos cœurs face à tout ce qui est injuste et dégradant.

Un homme politique ne peut pas se contenter de cela.

Il doit savoir que la possibilité de la bassesse et de l’injustice couvait et couve toujours au fond de l’âme des foules, non seulement à l’Est, mais aussi à l’Ouest, au Sud et au Nord, partout où des gens nombreux d’intérêts et de caractères divers vivent côte à côte : ces choses indignes se produisent partout, malgré toutes les bonnes volontés, partout où sont confrontés vainqueurs et vaincus. Lui, il doit savoir que c’est dans l’ordre naturel des choses, sa tâche ne consiste pas à "faire le médiateur" hypocrite entre les vainqueurs et les vaincus au nom des "droits humains", il doit, lui, empêcher qu’il puisse y avoir des vainqueurs et des vaincus en Europe, dans ce rassemblement malheureux de nations dépendant les unes des autres et pourtant s’entre-déchirant.

L’Europe ne peut plus se permettre le luxe de cent fronts différents : désormais toutes les questions sont des questions européennes, tous les hommes politiques sont des politiciens européens. Après l’examen de passage devant sa propre assemblée nationale, l’homme politique doit passer aussi un baccalauréat : répondre devant le jury d’examen des États Européens. Avec les sentiments il n’ira pas loin, là on doit savoir le programme tout entier. C’est la dernière fois que ce qui s’est passé dans la dernière guerre mondiale a été possible : les cages de fauves des âmes ont pu être ouvertes d’un geste désinvolte par quelques demi-fous ignares et fanfarons, dans l’hypothèse déclamatoire que plus tard, en se référant à des affiches et des ordonnances à de nobles sentiments humains, il expliquerait aux tigres, chacals, hyènes et vautours, que ça ne se fait pas d’abuser de leur liberté.

 

Pesti Napló, 23 novembre 1930.

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[1] Vitéz : Ancienne distinction hongroise recréée par Horthy en 1920.

[2] Emil Ludwig (1881-1948). Écrivain allemand. Il s’agit ici de son texte : Juillet 14.

[3] Pseudonyme de Loránd Daday  (1893-1954). Écrivain hongrois de Roumanie.