Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Parlant ou non parlant

Nouveautés, vieilleries et débilités sur le cinéma

 

Ben vous voyez, j’entends le ton supérieur de la distinguée âme d’artiste : n’est-ce pas, je vous l’avais dit. Le public n’en veut pas. Parce que ce n’est pas bon, parce que ce ne peut pas être bon, parce que c’est un non-sens, parce que cela s’oppose aux lois éternelles de l’art. Maintenant, vous pouvez entendre et lire : le cinéma est en crise dans le monde entier, le public refuse le talkie, il exige le retour du cinéma muet. Chez nous on en est venu à couper la bande-son du film parlant déjà achevé, on fait taire la voix du parler humain parce qu’il ne fait que déranger le public dans son plaisir artistique. Aucun intérêt que l’image parle, la parole vivante est faite pour l’homme vivant, on ne peut pas faire du cinéma un théâtre, car ce qui le justifie réside justement en ce que ce n’est pas du théâtre mais de l’image.

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Et pour l’heure, le public semble légitimer ce discours imbécile, dont la source est de la part de la critique maniérée et prétentieuse une confusion élémentaire des notions, et de la part des entrepreneurs un sauve-qui-peut désespéré, une rivalité entre les affaires théâtrales et les affaires cinématographiques. Hier j’ai vu un de ces films tronqués réartistiqués. Je ne sais pas dans quelle mesure les spectateurs ont été rassurés par le simple point de vue du confort d’être servis sans exiger un effort de ses oreilles pour capter un discours dans une langue de toute façon étrangère. À moi cela m’a fait un effet horrible de voir les bouches parlantes dont il ne sortait pas de son, surtout quand on pense qu’ils ont laissé tous les autres bruits : claquements de porte, piétinements, chutes d’eau – les objets morts sont parlants, seul l’homme est muet comme la carpe. Un homme aux sens normaux, quand il a déjà vu une dizaine de films parlants médiocres, regarde à mon avis même le meilleur des films muets dans un état de manque désagréable. Il ressent simplement un manque technique, une sorte d’imperfection des prises de vues, comme si ou la caméra ou l’acteur étaient invalides. Mais je suis persuadé que nous ressentirons la même chose avec l’image monocolore ou plate une fois que le film en couleur et l’image en relief tant attendus (au moins par moi) seront nés, afin de justifier enfin pourquoi le film devait se mettre à parler, non pour varier les plaisirs, non en tant que curiosité, et pas non plus pour suivre l’évolution de l’art (c’est de là que proviennent la plupart des confusions), mais en suivant la tendance de l’évolution naturelle, vivante et inexorable  des moyens techniques de l’art.

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C’est justement ce que ne veulent pas comprendre les snobs du point de vue artistique, qui depuis le commencement du monde, confondant l’art avec ses moyens artistiques, craignent constamment à notre époque pour "l’éternel artistique" et redoutent "la technique" qui, selon eux, ne peut que nuire à l’instinct primitif inné. Comme si l’art pouvait exister sans technique ! Comme si le ciseau, le pinceau et les couleurs n’étaient pas des moyens techniques – comme si la plume ou le crayon qui me sert à écrire ces lignes n’étaient pas tout autant des outils et des mécanismes que l’est, sous une forme un peu plus complexe, la caméra de cinéma ! J’aimerais savoir en quoi le porte-plume, voire la machine à écrire, peuvent rendre plus difficile pour moi "l’éternel artistique", ou la manifestation des "passions archaïques simples ". Selon mon expérience, non seulement ils ne les compliquent pas, mais au contraire ils les facilitent. Si j’écrivais avec une plume d’oie, j’aurais bien plus de difficultés avec la partie technique de l’écriture : la plume d’oie demandait tout le temps d’être retaillée, et minute après minute d’être trempée dans l’encrier, ce qui troublerait ma concentration. En effet, ces outils étaient imparfaits justement du point de vue de l’objectif. Or l’imperfection dans la technique n’est pas une question de simplicité ou de complexité d’un outil servant un certain objectif, mais on demande à cet outil de faciliter la réussite au maximum et le plus aisément possible, par plusieurs voies, et une exploitation riche de l’effet. Comprenons enfin que l’image mobile ne provenait pas de l’art, mais d’un besoin dans l’histoire de l’évolution des moyens artistiques : le besoin de reconstituer et de fixer  la plupart des éléments, si possible la totalité, de la réalité existante. Pour savoir ce que nous sélectionnerons ensuite à des fins artistiques de ce qui peut être fixé, c’est justement la question de l’art. Ce qui est certain c’est que plus nous avons d’éléments à notre disposition, meilleure sera notre sélection. La réalité existante n’est pas uniquement la lumière et l’ombre, c’est aussi le son, la couleur et la forme. Qui ose dire que c’est un appauvrissement de l’art si l’on a plus d’éléments de réalité à disposition, pour enrichir la sélection ? Cette affirmation est un exemple d’école de paradoxe faux et stérile. Craignez-vous pour l’imagination ? L’imagination s’envole d’autant plus librement, sans entraves, que le riche océan du monde extérieur l’alimente dans un rayon le plus vaste, à travers les fenêtres du plus d’organes sensoriels possibles. Dans la torpeur, dans l’engourdissement noir de la nuit, les rêves ne sont jamais aussi colorés qu’un bel après-midi d’été ensoleillé.

Les machines à parler étaient-elles mauvaises, crachotaient-elles, craquaient-elles, parlaient-elles en allemand et dérangeaient-elles vos illusions ? Quelle illusion anémique est celle qui préfère renoncer aux bruits de la vie, afin d’épargner des imperfections éventuelles aux oreilles sensibles ? Quelles illusions douillettes qui préfèrent ne pas connaître le bonheur tant espéré, parce qu’il n’est pas aussi parfait qu’imaginé ! Sauf que l’imparfait est encore davantage que rien, surtout si l’on considère que c’est un premier pas vers la perfection – ex nihilo nihil – et celui qui prend peur dès le premier pas, mieux vaudrait qu’il renonce d’emblée. Ou le cinéma existe, ou il n’existe pas. Il peut ne pas exister du tout, mais s’il existe, alors il doit être conséquent et suivre sa route naturelle vers la réalité à cent pour cent, vers le Miroir Vivant, dans la direction du son, de la couleur et des formes, entre les mains de l’outil qui fonctionne à la perfection, l’artiste. Qu’existe d’abord l’instrument, il y aura bien quelqu’un pour jouer dessus. Jusqu’à présent le problème était qu’on entendait par cinéma parlant un film parlant sans cesse, et c’est une erreur tout aussi manifeste, un écart tout aussi flagrant de la vie réelle, que s’il ne parlait pas du tout. L’objectif d’un vrai film devrait être de faire ressortir l’effet le plus artistique à partir du contraste du son et du mutisme, du parler et du taire, du bruit et du silence (tout effet artistique se base sur de tels contrastes). Le mutisme du film muet n’est ni artistique ni efficace. Le seul mutisme qui fait de l’effet est celui qui interrompt le son dans un film parlant.

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Mais je n’aurais jamais soulevé cette question de technique artistique si au-delà du cinéma et de l’art elle n’était pas aussi caractéristique  de la réflexion à rebours, de ces clins d’œil en arrière infatués et affectés, dans lesquels se complaît l’esprit du temps dans toute l’Europe, en idéologie, en goût politique et philosophique, en sensibilité esthétique, se vêtant de la toge d’une sorte de conception "historique" nauséeuse et faussement sensible. Après des révolutions mal abouties, déraisonnables ou mort-nées il s’est efforcé de mettre sous le même chapeau révolution et évolution, en faisant apparaître la chose comme si c’était l’évolution qui était la cause des révolutions nuisibles, et le seul moyen d’éviter tout chamboulement serait de revenir dans les cadres primitifs des mœurs primitives. Quand, n’étant pas satisfait du cinéma parlant dès la première minute, nous souhaitons en revenir au cinéma muet, c’est le même phénomène que la mode politique qui, perdant patience devant l’imperfection des parlements parlants, réclame le retour au parlement muet, autrement dit la dictature. Or même le parlement le moins parfait représente évidemment un progrès technique face à la dictature la plus parfaite ; le traitement des problèmes qui s’ensuivent ne commence pas là où cette dernière s’arrête, mais là où le premier commence. Ou, si tout le système est mauvais, alors il est évident qu’il convient d’inventer pour le remplacer quelque chose de très différent, qui n’a jamais existé, qui n’a pas encore été expérimenté, sauf la seule dictature, parce que celle-ci a déjà souvent et depuis longtemps été  expérimentée par les sociétés d’avant le parlement, et elle a manifestement été jugée mauvaise et remplacée par le parlement. Mais le manque de talent se caractérise par ce qu’il estime davantage l’ancien parfaitement mauvais que l’imparfaitement bon ; il ne se casse pas la tête pour l’améliorer, il préfère rêvasser sur "le lointain embellissant" du souvenir, il transforme le pratique en esthétique, compromettant la belle phrase de Da Vinci sur le bien qui est beau et sur le beau qui est bien. C’est ainsi que les antisémites allemands, ayant découvert la maudite provenance juive de la culture chrétienne, sont retournés jusqu’à Wotan, préférant assumer les mœurs païennes complètement fausses, plutôt qu’essayer d’extraire les mœurs juives (manifestement plus élevées que celles des païens, mais moins évoluées que, disons, celles des chrétiens) des mœurs chrétiennes plus évoluées. Des problèmes semblables se sont également manifestés lors de l’invention du chemin de fer. Le premier chemin de fer cahotait, fumait et crachait de la suie. Mais comment serait le monde aujourd’hui si les ouvriers talentueux du progrès et de l’évolution avaient écouté les "esthètes" d’alors, qui ironisaient et mettaient en avant la différence entre une diligence postale confortable, bien aménagée, et un wagon de chemin de fer primitif, haletant, cliquetant, crachotant ?

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Il convient de refuser cet endormissement, cette hantise matinale qui compte échapper aux désagréments du réveil en cherchant refuge non dans le saut hors du lit, mais dans une fuite entre les édredons et les rêves nébuleux. La société européenne est en danger, et « comme celui qui est tombé entre les rails », elle passe son temps à rêver, à survivre, à évoquer « toute sa vie qui fuit », au lieu de sauter sur ses pieds et sauver cette vie devant la locomotive du Destin approchant à vive allure.

Que cette locomotive, cet art, cette image soient parlants, bruyants, le plus bruyant possible, car ils sont appelés à nous secouer de notre torpeur et de notre apathie.

 

Pesti Napló, 30 novembre 1930

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