Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Ma justification sur capillaria

(Plaidoirie en face de certaines accusations latentes,

présentation solennelle des preuves originales)

Oui, plaidoirie et justification !

Je suis heureux d’enfin en arriver là – que l’heureux hasard m’ait donné cette opportunité de proclamer ouvertement ma vérité mise en doute.

Cette suspicion, les commérages, les rumeurs me rongent depuis des années, j’ai été obligé de les subir, j’étais dans l’impossibilité d’aller contre, même si elles blessaient mon amour-propre – j’en suis devenu pessimiste, misanthrope, soupçonneux, il s’en est même fallu de peu que cela tourne à la manie de persécution.

Faisons donc la lumière. Je suis enfin en mesure de parler de ces soupçons et de ces accusations – car je suis en mesure de les réfuter par des preuves matérielles, prouver qu’ils sont sans fondement.

Mes preuves matérielles sont constituées de six prises de vues originales en Capillaria, dont l’existence m’était connue, mais c’est seulement maintenant que j’ai pu mettre la main dessus d’une façon presque miraculeuse : elles ont été repêchées dans une boîte de platine au fond de l’océan, grâce à l’habileté du capitaine B. Hughes ainsi que la sage prévoyance de mon excellent ami le colonel Xa-Ra, commandant de la ville de Halvargo, qui avait noté mon nom sur le dos d’une de ces prises de vues, évitant ainsi que ces preuves si importantes pour moi ne tombent dans des mains étrangères.

 

*

Il y a dix ans, lorsque, dans des circonstances aventureuses, je suis revenu de Capillaria, cet empire gigantesque situé fond de la mer, mon premier acte a été de noter dans un bref rapport (Voyage à Capillaria) mon expérience recueillie sur le territoire de ce pays que j’ai découvert. Je n’étais chauffé par aucune ambition : mon objectif était de communiquer la sèche réalité (si je peux me permettre ce terme, s’agissant d’un monde subaquatique), disons plutôt l’humide réalité, de manière simple mais fidèle, et d’y attirer l’attention d’autres voyageurs et des chercheurs à venir. J’avoue que les auteurs qui tentent d’éblouir les lecteurs par  une imagination fantaisiste, la recherche de paysages, hommes et événements, voire de sentiments inexistants, m’ont toujours été antipathiques. C’est peut-être mon imagination qui est limitée et je n’ai pas été pourvu d’une créativité poétique mais, forçant mes modestes facultés, j’essaye de combler ces lacunes en décrivant fidèlement et précisément bien que modestement, tout ce que le destin m’a permis de voir au cours de ma vie. Je prétends n’être qu’un simple chroniqueur qui décrit ses expériences peut-être de façon morcelée et peu professionnelle mais en collant de toute sa volonté à la fidélité objective, et tant pis si les maîtres du "bon style", les écrivains, en "récoltent les lauriers" aux yeux du lecteur romanesque. Mon unique ambition a été la vérité, mon unique fierté la tranquille conscience de n’avoir jamais écrit autre chose que ce que j’ai vu de mes yeux ou entendu de mes oreilles.

On peut donc imaginer à quel point j’ai été douloureusement affecté après la parution de mon rapport de voyage en apprenant, par des petites remarques ou des allusions qui m’ont été rapportées, qu’il existe des personnes qui mettent en doute l’existence de Capillaria – qui prennent ma description pour la création d’un cerveau imaginatif ou bien, pour prendre une expression de mon glossaire le plus cru : on me soupçonne d’avoir tiré cette histoire de mon chapeau.

Je ne pense pas qu’un voyageur puisse être frappé d’une accusation plus grave. J’étais au désespoir, d’autant plus qu’à part mes notes dont une partie a de toute façon été rendue illisible par l’eau, je ne possédais aucune attestation ou aucun autre document que j’aurais pu lancer à la figure de mes accusateurs. À l’époque, bien sûr, étant un homme méticuleux, je n’avais pas manqué de demander un visa de la police de Halvargo (capitale de Capillaria) dans mon passeport, mais hélas le passeport lui-même a été perdu dans le dernier grand gondchargo (tremblement de mer) dont je vous ai donné la description dans mes feuilles. J’avais bien une vague souvenance d’une quantité de prises de vues que le reporter de Courrier Bullok a réalisées de mon entrée dans la ville de Hiapado, mais je pensais savoir (et c’était légitime) que celles-ci étaient restées entre les mains de Xa-Ra, et qu’il n’avait pas eu le moyen de me les faire parvenir après ma fuite.

Et voici que la conscience du fidèle compagnon s’est levée pour moi. Xa-Ra, espérant que j’étais resté en vie et que j’avais recouvré mon merveilleux pays dans les altitudes de la Terre Sèche dont il avait eu connaissance grâce à mes descriptions, a soigneusement empaqueté et m’a fait parvenir ces preuves décisives. L’écrin étanche a été ballotté pendant dix ans dans les écumes de l’Océan Atlantique. Les photographies copiées sur de la mousse d’ardoise (support inconnu chez nous) ont bien supporté cette durée : le lecteur peut se convaincre que les prises de vues sont parfaitement fidèles, elles ne nécessitent même pas de retouche. Quand on sait qu’elles ont été prises sous l’eau, grâce à l’efficace équipement technique des Bulloks : les portes et les fenêtres sont suffisamment nettes et ma modeste personne est également bien reconnaissable.

Qu’on en finisse avec les soupçons !

La photo ne ment pas ; ces images sont bien de Capillaria, même un aveugle peut voir cela !

Je les rends publiques pour convaincre les sceptiques – j’accompagne les prises de vues des quelques mots explicatifs qui suivent :

1. Mon portrait bien réussi. De la seconde année de mon séjour en Capillaria. En dépit de ma cagoule munie de branchies artificielles qui respecte la mode de l’époque, qu’il me soit permis d’espérer que le regard franc et ouvert de mes yeux me fera reconnaître par mes adeptes dès la première vue. Sans même parler de ma silhouette qui se caractérise, si l’on en croit certains flatteurs, selon les mots de Zoltán Szász[1], par une belle prestance et une relative sveltesse.

2. Sur cette photo, la petite équipe Bullok que le commandement général avait mise à ma disposition est déjà vêtue de l’uniforme dessiné par moi-même. À l’époque j’avais l’intention, de même que Ferdinand Cortès l’avait fait pour les Aztèques, de partager les bienfaits de la civilisation européenne avec les indigènes possédant des capacités et des connaissances techniques développées, mais de mœurs primitives. La photo montre ma modeste personne en haut, flottant au-dessus de la tête de la petite équipe, en train de rassembler les rejetons Bulloks éparpillés en tous sens.

3. L’aérostat sous-marin ou bateau flottant, que j’avais construit, d’une part pour communiquer les bienfaits de la paix et de la compréhension aux autres villes et régions du royaume en convoquant une Société des Nations, et d’autre part, en tant que commandant du vaisseau, pour m’attribuer un rang honorable. On voit dans l’arrière-plan de la photo les remparts de Halvargo et, sous le vaisseau, le lac de Mercure.

4. Après mon arrivée à Hiapado, du bord de mon vaisseau je salue la population par un bref discours. Je leur explique que, dans l’intérêt de la paix mondiale en Capillaria, il est urgent de constituer la Société des Nations Bullok, et à cette fin il convient d’armer le pays tout entier, sans quoi on n’aurait jamais la paix. (Derrière mon dos on voit mon fidèle ordonnance.)

5. Malheureusement les indigènes se sont totalement mépris sur mes nobles intentions. En partant de l’hypothèse infantile que celui qui veut la paix ne doit pas réclamer un armement général, ils se sont mis dans une colère noire et avec leurs harpons ils ont attaqué le navire.

6. Plus tard ils ont essayé de bousculer mon véhicule libérateur en utilisant le gouvernail d’un bateau naufragé comme fer de lance, espérant se débarrasser des deux à la fois : de moi, héraut de l’Europe, et aussi du dernier objet (l’épave du bateau) qui leur rappelait l’Humanité, mes congénères si ardemment aimés.

J’ai dû fuir Capillaria en y laissant des dettes multiples ! C’est ce dernier point qui me tourmente vraiment !

 

Színházi Élet, n°52/1930.

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[1] Zoltán Szász (1877-1940). Journaliste hongrois, collaborateur de Nyugat.