Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
SUR LES TRACES DE CARMEN
Allons donc Monsieur Kovács, laissons ces plaisanteries
bon marché. Bien sûr, c’est une manufacture de tabac, une
usine, une usine où on fabrique des cigares, des Porto Rico et des
Havane, et il ne s’agit pas de blé ou d’oseille, mais
de tabac, ça rapporte
d’autant plus de blé et d’oseille… Comment ça
marche ? C’est horrible, la vie d’un pauvre et triste
humoriste, même s’il n’a pas envie de plaisanter, tout le
monde plaisante avec lui, et à la fin il ne sait plus lui-même la
différence entre le vrai et le faux, entre le tabac et l’oseille.
C’est pourquoi je dois vigoureusement
souligner que pour l’illustration musicale de mon reportage, il est bien
moins pénétré de l’atmosphère de quelque
Paillasse à
Moi, je vois cet opéra comme mon ami
ingénieur Le Maître de
Forges de Ohnet qu’il avait emprunté
(en fait il ne lit aucun roman), parce qu’il l’avait pris pour un
manuel d’aciérie, et il avait largement dépassé le
milieu lorsqu’il trouva bizarre que Monsieur Philippe d’Herblay tardât
encore à passer aux détails techniques de leur métier. En
fumeur passionné que je suis, apprenant que Carmen tirait son sujet du quotidien des employés
d’une manufacture de tabac, j’attendais patiemment de
découvrir l’intérieur de la fabrique où l’héroïne,
en chantant si impossible autrement, nous expliquerait et nous
présenterait enfin, à nous les profanes, la fabrication des
cigares et des cigarettes.
Comme vous le savez, il n’en sera pas question.
Une épaisse fumée sentimentale voilera ce que nous fumons.
C’est à cette lacune que je voulais
remédier lorsque j’ai accepté l’aimable invitation
des deux directeurs, Messieurs Bertalan Radics et Zoltán Uzomi, et
je les ai accompagnés à la manufacture de tabac de mon voisinage,
avenue Verpeléti (j’en vois le toit du
balcon de ma chambre), afin de rendre compte à mes chers lecteurs, selon
quels plans se fabrique la marchandise qui, contrairement aux autres plans,
atteint son but s’il part en fumée.
Quant à la fumée, le but en tant que
produit, elle est bannie sur le site de l’usine. Les machines qui
coupent, tranchent et emballent sont mues par
l’électricité, et le premier écriteau qui me saute
aux yeux dès l’entrée est un avertissement des plus banals,
qui pour la première fois me paraît ici incongru :
« Défense de fumer ». Sous-entendu, dans les
ateliers, naturellement. C’est néanmoins étrange. Comme si
on affichait à la mer : « Baignade
interdite ». Ou à la brasserie : l’alcool rend
fou. Ou dans une usine de dynamite… Laissons.
Mais sans rire, c’est un supplice de Tantale.
Dès la première cour, une alléchante odeur de tabac
titille le nez et elle nous accompagne tout au long des salles – on
tâte involontairement son étui à cigarettes en argent.
Bon, question d’habitude.
Voici donc l’entrepôt. Devant, le bureau
des pesées, réception des
marchandises de contrebande. La contrebande de tabac est encore partout
florissante, ses techniques sont modernes, mais la douane n’est pas en
reste, le lieu l’illustre. Ce bon petit tabac patiente honteusement sur
une étagère, rangé dans des hottes, il attend le destin
qui rattrape aussi bien celui-ci que le trésor officiel, livré
légalement à l’État, sous forme de larges feuilles.
Pour l’instant je ne vois pas les
contrebandiers, pourtant j’ai d’eux une vague image :
alignés, en haillons, et ils chantent le Chœur des contrebandiers. Peut-être sont-ils partis
déjeuner.
Sur des échafaudages infiniment longs, en
quatre rangées, des corbeilles de raphia rondes et carrées. Une
des salles est réservée aux tabacs à pipes. Une autre aux
tabacs à cigares. Ensuite viennent les marchandises
d’importation : ces paniers
ont été tressés et remplis à Java ou au
Brésil par des mains de couleur, au pied de palmiers exotiques, les
mâchoires des gorilles claquaient au fond de la forêt vierge et que
les herbes des pampas rampaient sournoisement le caïman, le cobra et la
raie électrique assassine (si elle ne se fait pas écraser par le
premier tram)… Quel tableau idyllique !... Chœur des
récolteuses de tabac au Brésil ou à Java.
Mais le plus intéressant est à venir.
Étape suivante : le tabac à pipe
est monté dans ce qu’on appelle la taillerie. Des masses
effroyables de tabac. Cela me fait penser à des affiches statistiques,
comme quoi une personne fume tant et tant de tabac dans sa vie. Je me sens aussi
petit que la figure humaine sur ces images, et dans mon imagination
apparaît une pipe aussi grande qu’une cheminée.
Ici on voit déjà de jeunes ouvrières.
Cela me gêne un peu quand le rideau se
lève, ou plutôt j’ouvre la porte : elles ne
s’alignent pas pour chanter une petite ouverture en mon honneur. Eh bien,
elles restent assises, et pour être franc, j’ai l’impression
qu’elles ne lèvent même pas la tête de leur travail.
Carmen n’est pas parmi elles pour le moment, et
elles n’ont pas les joues aussi rouges que quand je les ai vues la
dernière fois, sur scène. Une rangée de femmes
"écôte", nettoie les feuilles de tabac
étalées en enlevant les côtes. Plus loin elles
"macèrent", c’est-à-dire qu’elles
humidifient le tabac, c’est ce qui rendra si brillantes et soyeuses les
feuilles couvrant le cigare.
Le matériau ainsi préparé est
découpé par de grosses machines. D’abord en travers, puis
en long.
Le tabac haché est prêt.
Monsieur le directeur m’encourage gentiment
à me servir.
Merci, j’en ai suffisamment. J’enverrai
mes amis.
Sur chaque table et près des machines, des
aspirateurs ramassent la poussière. L’air est presque pur. Et
sain.
Mais le
chœur me manque. Ç’aurait été si beau, le
chant des jeunes hacheuses.
Puis vient la salle de conditionnement.
D’abord c’est le célèbre
tabac à cigarettes "numéro 7" qui est
ensaché par une machine, cinquante de ces sacs sont rangés dans
des caisses. Combien en conditionnent-ils par jour ? La machine
répond pleine d’enthousiasme, en haletant, je ne la comprends pas,
elle est tout feu et flamme. L’ouvrière répond quelque peu
mécaniquement : cinq cents fois quatre-vingt. C’est sa
performance quotidienne.
Mais à partir d’ici commence la personnalisation. Nous approchons les sphères de
la culture nicotinique la plus élevée, le monde des requis
bourgeois – on arrive à l’atelier
de fabrication de cigares.
Les braves jeunes filles, au bout de la ligne, sont
investies d’une lourde responsabilité : elles doivent classer
les feuilles de tabac par couleur, caractère et état, selon leur
impression. Des termes connus apparaissent au-dessus des cases, ils annoncent
la fin proche de notre périple, la matière brute parviendra
bientôt au but de son existence : "Porto Rico", "Regalitas", "Britannica", "Delicias". Ici commence la sélection
darwinienne, la lutte des cigares pour la vie, que le meilleur gagne.
Distinction cigarière.
(Entre-temps, pourquoi le nier, j’éternue
délicieusement, cela me fait penser de poser une question.
J’apprends qu’en effet, on fabrique aussi du tabac à priser
dans la manufacture, mais principalement pour l’exportation vers
l’Orient.)
Et voici la classe supérieure – une salle
immense, bien éclairée. Trois cents ouvrières devant de
larges tables. (Au total elles sont plus
de mille.)
Elles fabriquent des cigares.
J’avais imaginé ce travail très
différemment.
Rien n’est mécanisé. Le travail
est manuel, les doigts doivent être agiles, expérimentés,
un véritable art. Elles dilacèrent dans la feuille de Java
sélectionnée une dose convenable de farce. Elles la roulent, la
placent dans un étui, la taillent, la redressent, la collent – la
fabrication d’un seul cigare prend au moins deux minutes, il faut de bons
yeux, des doigts fins et un bon sens tactile. C’est très intéressant.
L’instinct féminin est tout à fait approprié. Je
piétine là, émerveillé, presque envieux, comme
quand j’étais petit garçon et j’observais les filles
à leur ouvrage, par exemple au crochet.
Je réunis mon courage pour poser des questions
timides.
- Combien en faites-vous par jour ?
- Deux
cents. C’est la règle.
Pause.
- Euh… Comment vous appelez-vous ?...
- Madame Bauman.
Pause. Je me racle la gorge.
- Euh… Chère Madame Bauman… dites-moi… êtes-vous
déjà allée à l’Opéra ?
- À l’Opéra ? Non,
jamais. Je vais parfois au théâtre, et au cinéma.
Une autre.
- Tiens… Des Virginie… C’est ce
que fumait mon père… C’est vous qui les faites ?
Elle sourit.
- Moi seule. Pour
le pays tout entier.
Pause.
- Avez-vous déjà vu quelqu’un
fumer un Virginie ?
- Une fois.
- Avez-vous songé que c’est votre
fabrication ?
- Oui.
- Aimez-vous les hommes qui fument ?
- Oui.
- Euh… Êtes-vous allée
à l’Op… Laissons, ce n’est rien.
Des rires étouffés dans mon dos. Je me
retourne. Sur le côté, au bout de la table, des joues roses sous
un foulard rouge noué par-derrière, des yeux noirs rieurs…
Mais déjà elle se détourne en pouffant dès que je
me tourne vers elle.
Je voudrais aller plus loin mais…
Qu’est-ce que c’est ?... Je rêve ?...
Quand même ?... Est-ce possible ?...
Oui… Aucun doute… J’ai bien
entendu… C’est bien cela qu’elle
fredonne…
L’amour est enfant de Bohème
Il
n’a jamais connu de loi
Si
tu ne m’aimes pas je t’aime…
Je me retourne. Je balbutie à peine
perceptiblement.
- Carmen ?...
Rieuse, elle me regarde droit dans les yeux.
- Don José, vous ne me reconnaissez
pas, ?
- Pardon…
- Vous m’étonnez. On s’est
déjà rencontré. Au foyer du théâtre. Je suis
Z., ancienne élève du cours de théâtre. Mon mari
était en classe terminale avec vous au lycée Markó.
Je vous remercie, cher Monsieur le Directeur,
c’était très intéressant et instructif. Oui, ici on
les comprime dans des boîtes. Ici on les pourvoit d’une bague. Oui,
d’ici on les dispatche. Et c’est une
marque toute neuve. Merci encore. Je suis ravi, désormais
j’allumerai mes cigares avec recueillement… À propos,
puis-je fumer ? Merci, j’ai été enchanté…
Et félicitations, vous faites un travail remarquable. Mon prochain
livre ?... Ça se prépare, ça se prépare…
Je vous inviterai dans ma manufacture… Pardon, je vous enverrai un
exemplaire… Ce sera une étude critique… sur les
cigares… et les usines… et des pièces de
théâtre… et sur la vie… ils s’imitent les uns
les autres… à la fin on ne sait plus lequel a été le
premier…
N’est-ce pas indifférent ?
Dans la vie, dans l’art… Ici ou là,
nous courons tous pour l’oseille.
Az Est, le 1er janvier 1931.