Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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SUR LES TRACES DE CARMEN

Allons donc Monsieur Kovács, laissons ces plaisanteries bon marché. Bien sûr, c’est une manufacture de tabac, une usine, une usine où on fabrique des cigares, des Porto Rico et des Havane, et il ne s’agit pas de blé ou d’oseille, mais de  tabac, ça rapporte d’autant plus de blé et d’oseille… Comment ça marche ? C’est horrible, la vie d’un pauvre et triste humoriste, même s’il n’a pas envie de plaisanter, tout le monde plaisante avec lui, et à la fin il ne sait plus lui-même la différence entre le vrai et le faux, entre le tabac et l’oseille.

C’est pourquoi je dois vigoureusement souligner que pour l’illustration musicale de mon reportage, il est bien moins pénétré de l’atmosphère de quelque Paillasse à la Mascagni, que de la musique romanesque de Maître Bizet. En tant que reporter, même de façon inhabituelle, c’est bien cet excellent confrère qui a écrit le premier reportage spécialisé sur l’industrie du tabac, sous le titre de Carmen et sous la forme d’un opéra en trois actes… Oui, c’est lui et non Leoncavallo, ni même Rossini qui pourtant, à juger par son nom, incarnait un goût autrement plus délicat en matière de tabac.

 

Moi, je vois cet opéra comme mon ami ingénieur Le Maître de Forges de Ohnet qu’il avait emprunté (en fait il ne lit aucun roman), parce qu’il l’avait pris pour un manuel d’aciérie, et il avait largement dépassé le milieu lorsqu’il trouva bizarre que Monsieur Philippe d’Herblay tardât encore à passer aux détails techniques de leur métier. En fumeur passionné que je suis, apprenant que Carmen tirait son sujet du quotidien des employés d’une manufacture de tabac, j’attendais patiemment de découvrir l’intérieur de la fabrique où l’héroïne, en chantant si impossible autrement, nous expliquerait et nous présenterait enfin, à nous les profanes, la fabrication des cigares et des cigarettes.

Comme vous le savez, il n’en sera pas question. Une épaisse fumée sentimentale voilera ce que nous fumons.

C’est à cette lacune que je voulais remédier lorsque j’ai accepté l’aimable invitation des deux directeurs, Messieurs Bertalan Radics et Zoltán Uzomi, et je les ai accompagnés à la manufacture de tabac de mon voisinage, avenue Verpeléti (j’en vois le toit du balcon de ma chambre), afin de rendre compte à mes chers lecteurs, selon quels plans se fabrique la marchandise qui, contrairement aux autres plans, atteint son but s’il part en fumée.

 

Quant à la fumée, le but en tant que produit, elle est bannie sur le site de l’usine. Les machines qui coupent, tranchent et emballent sont mues par l’électricité, et le premier écriteau qui me saute aux yeux dès l’entrée est un avertissement des plus banals, qui pour la première fois me paraît ici incongru : « Défense de fumer ». Sous-entendu, dans les ateliers, naturellement. C’est néanmoins étrange. Comme si on affichait à la mer : « Baignade interdite ». Ou à la brasserie : l’alcool rend fou. Ou dans une usine de dynamite… Laissons.

Mais sans rire, c’est un supplice de Tantale. Dès la première cour, une alléchante odeur de tabac titille le nez et elle nous accompagne tout au long des salles – on tâte involontairement son étui à cigarettes en argent.

Bon, question d’habitude.

 

Voici donc l’entrepôt. Devant, le bureau des pesées, réception des marchandises de contrebande. La contrebande de tabac est encore partout florissante, ses techniques sont modernes, mais la douane n’est pas en reste, le lieu l’illustre. Ce bon petit tabac patiente honteusement sur une étagère, rangé dans des hottes, il attend le destin qui rattrape aussi bien celui-ci que le trésor officiel, livré légalement à l’État, sous forme de larges feuilles.

Pour l’instant je ne vois pas les contrebandiers, pourtant j’ai d’eux une vague image : alignés, en haillons, et ils chantent le Chœur des contrebandiers. Peut-être sont-ils partis déjeuner.

Sur des échafaudages infiniment longs, en quatre rangées, des corbeilles de raphia rondes et carrées. Une des salles est réservée aux tabacs à pipes. Une autre aux tabacs à cigares. Ensuite viennent les marchandises d’importation : ces paniers ont été tressés et remplis à Java ou au Brésil par des mains de couleur, au pied de palmiers exotiques, les mâchoires des gorilles claquaient au fond de la forêt vierge et que les herbes des pampas rampaient sournoisement le caïman, le cobra et la raie électrique assassine (si elle ne se fait pas écraser par le premier tram)… Quel tableau idyllique !... Chœur des récolteuses de tabac au Brésil ou à Java.

Mais le plus intéressant est à venir.

 

Étape suivante : le tabac à pipe est monté dans ce qu’on appelle la taillerie. Des masses effroyables de tabac. Cela me fait penser à des affiches statistiques, comme quoi une personne fume tant et tant de tabac dans sa vie. Je me sens aussi petit que la figure humaine sur ces images, et dans mon imagination apparaît une pipe aussi grande qu’une cheminée.

Ici on voit déjà de jeunes ouvrières.

Cela me gêne un peu quand le rideau se lève, ou plutôt j’ouvre la porte : elles ne s’alignent pas pour chanter une petite ouverture en mon honneur. Eh bien, elles restent assises, et pour être franc, j’ai l’impression qu’elles ne lèvent même pas la tête de leur travail.

Carmen n’est pas parmi elles pour le moment, et elles n’ont pas les joues aussi rouges que quand je les ai vues la dernière fois, sur scène. Une rangée de femmes "écôte", nettoie les feuilles de tabac étalées en enlevant les côtes. Plus loin elles "macèrent", c’est-à-dire qu’elles humidifient le tabac, c’est ce qui rendra si brillantes et soyeuses les feuilles couvrant le cigare.

Le matériau ainsi préparé est découpé par de grosses machines. D’abord en travers, puis en long.

Le tabac haché est prêt.

Monsieur le directeur m’encourage gentiment à me servir.

Merci, j’en ai suffisamment. J’enverrai mes amis.

Sur chaque table et près des machines, des aspirateurs ramassent la poussière. L’air est presque pur. Et sain.

Mais le chœur me manque. Ç’aurait été si beau, le chant des jeunes hacheuses.

 

Puis vient la salle de conditionnement.

D’abord c’est le célèbre tabac à cigarettes "numéro 7" qui est ensaché par une machine, cinquante de ces sacs sont rangés dans des caisses. Combien en conditionnent-ils par jour ? La machine répond pleine d’enthousiasme, en haletant, je ne la comprends pas, elle est tout feu et flamme. L’ouvrière répond quelque peu mécaniquement : cinq cents fois quatre-vingt. C’est sa performance quotidienne.

Mais à partir d’ici commence la personnalisation. Nous approchons les sphères de la culture nicotinique la plus élevée, le monde des requis bourgeois – on arrive à l’atelier de fabrication de cigares.

Les braves jeunes filles, au bout de la ligne, sont investies d’une lourde responsabilité : elles doivent classer les feuilles de tabac par couleur, caractère et état, selon leur impression. Des termes connus apparaissent au-dessus des cases, ils annoncent la fin proche de notre périple, la matière brute parviendra bientôt au but de son existence : "Porto Rico", "Regalitas", "Britannica", "Delicias". Ici commence la sélection darwinienne, la lutte des cigares pour la vie, que le meilleur gagne.

Distinction cigarière.

 

(Entre-temps, pourquoi le nier, j’éternue délicieusement, cela me fait penser de poser une question. J’apprends qu’en effet, on fabrique aussi du tabac à priser dans la manufacture, mais principalement pour l’exportation vers l’Orient.)

 

Et voici la classe supérieure – une salle immense, bien éclairée. Trois cents ouvrières devant de larges tables. (Au total elles sont plus de mille.)

Elles fabriquent des cigares.

J’avais imaginé ce travail très différemment.

Rien n’est mécanisé. Le travail est manuel, les doigts doivent être agiles, expérimentés, un véritable art. Elles dilacèrent dans la feuille de Java sélectionnée une dose convenable de farce. Elles la roulent, la placent dans un étui, la taillent, la redressent, la collent – la fabrication d’un seul cigare prend au moins deux minutes, il faut de bons yeux, des doigts fins et un bon sens tactile. C’est très intéressant. L’instinct féminin est tout à fait approprié. Je piétine là, émerveillé, presque envieux, comme quand j’étais petit garçon et j’observais les filles à leur ouvrage, par exemple au crochet.

Je réunis mon courage pour poser des questions timides.

 

- Combien en faites-vous par jour ?

Deux cents. C’est la règle.

Pause.

- Euh… Comment vous appelez-vous ?...

- Madame Bauman.

Pause. Je me racle la gorge.

- Euh… Chère Madame Bauman… dites-moi… êtes-vous déjà allée à l’Opéra ?

- À l’Opéra ? Non, jamais. Je vais parfois au théâtre, et au cinéma.

 

Une autre.

- Tiens… Des Virginie… C’est ce que fumait mon père… C’est vous qui les faites ?

Elle sourit.

- Moi seule. Pour le pays tout entier.

Pause.

- Avez-vous déjà vu quelqu’un fumer un Virginie ?

- Une fois.

- Avez-vous songé que c’est votre fabrication ?

- Oui.

- Aimez-vous les hommes qui fument ?

- Oui.

- Euh… Êtes-vous allée à l’Op… Laissons, ce n’est rien.

 

Des rires étouffés dans mon dos. Je me retourne. Sur le côté, au bout de la table, des joues roses sous un foulard rouge noué par-derrière, des yeux noirs rieurs… Mais déjà elle se détourne en pouffant dès que je me tourne vers elle.

Je voudrais aller plus loin mais… Qu’est-ce que c’est ?... Je rêve ?...

Quand même ?... Est-ce possible ?...

Oui… Aucun doute… J’ai bien entendu… C’est bien cela qu’elle fredonne

 

                          L’amour est enfant de Bohème

                          Il n’a jamais connu de loi

                          Si tu ne m’aimes pas je t’aime…

 

Je me retourne. Je balbutie à peine perceptiblement.

- Carmen ?...

Rieuse, elle me regarde droit dans les yeux.

- Don José, vous ne me reconnaissez pas, ?

- Pardon…

- Vous m’étonnez. On s’est déjà rencontré. Au foyer du théâtre. Je suis Z., ancienne élève du cours de théâtre. Mon mari était en classe terminale avec vous au lycée Markó.

 

Je vous remercie, cher Monsieur le Directeur, c’était très intéressant et instructif. Oui, ici on les comprime dans des boîtes. Ici on les pourvoit d’une bague. Oui, d’ici on les dispatche. Et c’est une marque toute neuve. Merci encore. Je suis ravi, désormais j’allumerai mes cigares avec recueillement… À propos, puis-je fumer ? Merci, j’ai été enchanté… Et félicitations, vous faites un travail remarquable. Mon prochain livre ?... Ça se prépare, ça se prépare… Je vous inviterai dans ma manufacture… Pardon, je vous enverrai un exemplaire… Ce sera une étude critique… sur les cigares… et les usines… et des pièces de théâtre… et sur la vie… ils s’imitent les uns les autres… à la fin on ne sait plus lequel a été le premier…

 

N’est-ce pas indifférent ?

Dans la vie, dans l’art… Ici ou là, nous courons tous pour l’oseille.

 

Az Est, le 1er janvier 1931.

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