Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
UNE PORTE,
RIEN D’AUTRE…
Souvenir par la fenêtre du train
Le train court à travers champs, entre
deux villages, pendant de longues minutes on ne voit pas même une ferme
– de longues minutes où tout est bleu et vert, bleu et vert, deux
couleurs fondamentales sur la palette de la création.
Et alors, entre les flashs de deux poteaux
télégraphiques (des poteaux télégraphiques !
Bientôt ils deviendront eux aussi de vieux souvenirs !) plus loin, au milieu des chaumes je découvre une
chose bizarre… Un instant je crois m’être trompé, je
me retourne.
J’étouffe un rire à
pleine gorge.
Au milieu d’un champ moissonné
de dimensions conséquentes, posée ou piquée dans la terre,
une porte de chambre ordinaire se dresse droite et fière. La porte
d’une salle de bains ou d’un local intime, familier, le bas en bois
peint en marron, le haut de verre opalescent, la vitre est intacte, la porte
est aussi équipée d’une poignée.
Une porte, rien d’autre.
Une porte par-devant, une porte
par-derrière aussi, par le côté aussi, sous tous les
angles. Quand on est en ville, dans des maisons, on en voit des milliers chaque
jour, on ne s’en aperçoit même pas. On ouvre une porte, on
la ferme, on s’arrête devant pour causer, la main se pose sans
même regarder, mécaniquement, sur la poignée, elle appuie
dessus. Et tu y tiens la main, tu oublies la personne qui attend de
l’autre côté, qui aimerait passer derrière toi, qui
en a assez de toutes tes politesses pour prendre congé, allons-y,
décidez-vous, on entre ou on sort, ouvrez cette porte enfin, ou
lâchez la poignée !
Une porte, même si on ne
l’ouvre pas, est un objet si évident, si naturel, c’est
comme l’air, on oublie qu’elle existe – pourquoi fait-elle un
effet si étrange, bizarre, si irrésistiblement grotesque, quand
pour la première fois on la voit ainsi, seule, sans environnement ?
De ne l’avoir pas trouvée
à sa place, entre deux pièces, en soi, ce ne serait pas tellement
comique. Si on avait vu une cheminée écroulée, une marche
solitaire rescapée d’un escalier, une brique ou une poutre, au
milieu d’un champ, on penserait qu’ils sont tombés
d’une charrette, ou que ce serait un vestige d’une maison
brûlée, la place d’un ancien dépôt quelconque.
Voir une porte ici, mais couchée par terre, dans l’herbe, une
porte mise au rebut, nous surprendrait moins, à la rigueur. Or cette
porte-ci est dressée droit, pimpante et fière, prête
à servir, telle un groom d’hôtel en uniforme, tout
équipé, à la hauteur de sa vocation et de sa tâche.
Il en émane une dignité
personnelle.
C’est cela qui la rend comique.
Qu’on réalise sa fonction et son rôle important,
décisif, au moment et parce que ce rôle et cette fonction sont
hors sujet.
Une porte en plein champ.
Un pompier équipé pour le feu
au milieu d’une inondation. Un diplomate dans la tranchée.
Assurément, une porte assume une
fonction importante entre deux locaux, dans le mur, en même temps elle
sépare et elle relie, éternel espoir et éternelle
menace : une porte ouverte, une porte fermée, une porte
s’ouvrant lentement, une porte claquée, une porte que l’on
entrouvre prudemment, en cachette, juste pour se faufiler, une porte grande
ouverte dont pourtant on n’a pas toujours envie de franchir le seuil.
Mais que relies-tu, que sépares-tu,
très chère porte naïve, ici au milieu du champ ?
Et d’abord : es-tu une
entrée ou une sortie ? Admettons qu’ayant succombé
à ta magie étrange, je tire le signal d’alarme. Que je
descende ici en rase campagne pour m’entretenir avec toi. Que
m’offrirais-tu, quelle consolation, quelle solution, quelle route et
quelle rectification d’itinéraire, toi, porte de ma vie depuis
longtemps cherchée dans le labyrinthe de mes nombreux détours,
où j’aspire à une
porte, une unique porte, dont je devine qu’elle a été
construite pour moi, rien que pour
moi, parce que là, derrière elle, se cache le but oublié
et le sens de mes errances. Par où trouverais-je mon nom, Destin, toi
qui ne l’as gravé que sur une seule parmi cent mille portes, Tu
tolères sournoisement, laissant fermée la porte muette, méchante
de tes lèvres, que je la cherche pendant trois
générations, sans jamais la trouver, jusqu’à ce que
mes forces me lâchent, que je m’écroule – porte,
porte, porte de mon tombeau !
*
Cessons de plaisanter. Quel esprit des enfers, quelle
idée saugrenue, quel humour macabre d’un mendiant errant, a dressé
ici cette porte, entre deux riens, dans la porte ouverte du néant ?
Voulait-il caricaturer d’une grimace lui-même et le monde, illustrer la vanité de toute chose ?
Je le vois afficher un air sérieux
et s’arrêter le soir devant la porte qu’il
s’était dressée le matin même. Il
s’arrête et rêve orgueilleusement que désormais il a
aussi une maison et un logement, mieux que n’importe qui, et à
quel bon prix il y est parvenu ! Il ne l’échangerait contre
aucun palais. Le côté, où la poignée se trouve
à droite, il le nomme entrée – en deçà
c’est un champ infini, l’herbe est un peu humide, le ciel est
crépusculaire, c’est l’infinie tristesse, "les
ténèbres extérieures" de l’Écriture
– mais au-delà de la porte, attendez un peu ! Et la
clé à la main (car il a bien trouvé une clé dans la
porte, à moins qu’il ne l’ait chapardée avec
clé dans le mur d’une auberge délabrée) il lance un
regard soupçonneux alentour : n’est-il pas guetté par
quelque maraudeur envieux, convoitant depuis longtemps de trouver
l’entrée de son château. Puis lentement, voluptueusement, il
tourne la clé dans la serrure – et la porte s’ouvre. Et
derrière, derrière la porte – entrez, je vous en
prie ! C’est son salon et sa chambre, et sa salle à manger,
et tout son foyer admirablement meublé, un espace unique, agencé
selon les plans du plus génial architecte ! Tes yeux sont
d’abord éblouis par le riche ornement du mur d’en face
– une fresque plus magnifique qu’un chef-d’œuvre de Léonard
de Vinci ou de Segantini : elle représente des montagnes lointaines,
une forêt de sapins, une rivière, un ciel du soir avec une
admirable fidélité, dans des dimensions gigantesques, jamais
vues. Aucun milliardaire américain ne pourrait s’offrir un tel
luxe. Et quand tu t’es imprégné à
satiété de ces beautés, visiteur émerveillé,
lève ton regard au plafond. Il représente un ciel
crépusculaire, avec les étoiles naissantes, alors, qu’en
dis-tu ? Feszty[1] a-t-il peint un panorama plus
somptueux ? Pourtant, mon ami, ce n’est que projeté, et en couleur, avec un projecteur formidable,
fabriqué spécialement à cet effet, qui fait défiler mécaniquement
les images lancées au plafond. Dans une heure tout sera bleu
foncé, parsemé d’étoiles, la Lune montera aussi, sur
son lustre particulier, dans une telle perfection que tu la confondras avec
l’original. Alors, l’habitant du palais magique, fatigué,
ira se reposer sur sa couche maquillée en douillet lit de mousse, mais
d’abord il se baignera dans une baignoire légèrement
baroque maquillée en mare.
*
Il se pourrait que cette porte n’ait pas
été érigée par enthousiasme poétique, mais
dans ce vagabond habiterait une âme de petit-bourgeois, qui sait ?
Un prolétaire ambitieux qui mijote un plan quinquennal et qui croit
aveuglément en la légende du forint né d’un sou. Mon
Dieu, une porte ce n’est pas rien, il faut bien commencer quelque part,
le reste suivra. En tout cas on va poser cette porte ici, plus tard on
construira des murs aussi, on
apportera les briques une à une. On finira bien par mettre un toit sur
la maison.
Il faut faire des économies. Les petits ruisseaux font les grandes rivières. Monsieur le premier ministre a aussi dit que devant nous vient le temps des économies et du travail assidu.
*
Peut-être. Mais qu’est-ce que j’ai
à voir, moi qui file dans le train, avec ces rêveries terre
à terre d’une petite volonté têtue. Est-ce que le
proverbe « les petits ruisseaux font les grandes rivières »
vaut aussi pour la foi des pusillanimes ? Est-ce que beaucoup de petites
religions feront un jour une grande église globale, permettant de
connaître Dieu ?
Porte, pour moi tu dois rester dans ce champ un
symbole, une porte solitaire.
Une porte solitaire, éternel mystère,
une éternelle et unique interrogation, avec deux réponses.
Une sortie et une entrée en une seule personne.
Sur une face la devise de l’enfer : lasciate ogni speranza.
Sur l’autre celle des cimetières : resurgam.
Une porte fermée à laquelle il faut
frapper, même si tout autour la voie est libre. Une porte fermée
par laquelle il est interdit de sortir car je suis entouré d’une
prison : au dehors, c’est plus large, au-dedans c’est plus
sûr.
Nos ancêtres troglodytes ne connaissaient pas
les portes. La culture et la civilisation ont commencé le jour où
l’homme a inventé la porte, pour s’enfermer dans une prison
et pour exclure la nature furieuse et colérique.
Porte en plein champ, tu ne te dresses pas là
en vain – c’est toi qui me sépares de la gueule
affamée et des griffes courbes de mon congénère loup, afin
de me laisser le temps d’ouvrir lentement, prudemment devant lui la porte
de mon âme.
Pesti Napló, le 2 août
1931.