Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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LECTURE PUBLIQUE

Je me suis senti particulièrement honoré.

Une société d’espérantistes s’est réunie ici récemment, à Budapest. Ils venaient de tous les pays du monde, des Allemands, des Suédois, des Australiens, même des Chinois, unis par la langue auxiliaire commune, le sentiment heureux de pouvoir s’entretenir ensemble, libres et indépendants, sans craindre que leurs paroles offensent le sentiment national d’un autre.

Ce sont mes quelques livres publiés en espéranto qui ont légitimé que je me mêle à eux – ils m’ont gentiment reçu. Les organisateurs hongrois m’ont honoré de leur demande de participer au concert offert pour distraire cette société sympathique, un soir, dans le local intime d’un club.

Une fois sur place quelqu’un a eu l’idée d’insister pour que je leur lise une de mes nouvelles.

Naturellement en espéranto. Dans la traduction de l’excellent Bodó.

Eh bien, je dois faire un aveu. Je ne parle pas l’espéranto. C’est étrange, n’est-ce pas, de la part d’un adepte enthousiaste de ce mouvement, surtout si l’on considère qu’en quelques jours on peut apprendre cette langue. La seule chose que je pourrais invoquer pour ma défense est que c’est justement la propagation enthousiaste du mouvement espéranto et la participation aux débats autour de la question qui m’ont tellement occupé qu’il ne m’est pas resté de temps pour apprendre la langue.

Tant pis, me suis-je dit, la lecture d’un texte d’espéranto est si facile et logique que je peux sans crainte répondre à la demande et lire vaillamment un texte que l’on me propose.

Je n’ai donc pas hésité à monter sur l’estrade et à lire la nouvelle.

J’ai rarement ressenti une impression plus étrange dans ma vie.

Je n’ai pas compris un traître mot de ma lecture. Je me souvenais vaguement du contenu de la nouvelle, ou plutôt je croyais m’en souvenir. Jusqu’au milieu j’étais persuadé de lire une humoresque. J’avais pris un ton léger et allègre. Mais personne ne riait. Les gens m’écoutaient avec sérieux et émotion. Certains acquiesçaient, à la deuxième page quelqu’un a sorti son mouchoir et l’a porté à ses yeux. Sur un autre visage il m’a semblé lire (en hongrois bien sûr, j’ai l’habitude de lire en hongrois sur les visages) un reproche muet visant mon accent tonique arrogant et cynique. Je fus alors pris d’un soupçon, j’ai jeté un regard furtif sur le titre de la nouvelle et j’ai découvert avec effroi que j’étais en train de faire lecture d’une nouvelle totalement triste.

Immédiatement j’ai changé de ton, et j’ai poursuivi la lecture d’une voix plus traînante, comme endeuillée.

Pour ma perte.

Au premier rang quelqu’un pouffait, d’autres riaient ouvertement.

La sueur s’est mise à me perler sur le front. Je ne savais plus du tout où j’en étais. Imaginez un virtuose sourd, qui n’entend pas ce qu’il joue !

À la fin d’une phrase le public s’est mis à applaudir. J’ai aussitôt cessé de lire, je me suis levé et j’ai salué, comme si j’avais terminé la production avec une chute heureuse !

Chacun me félicitait, m’ovationnait presque. Ils disaient que j’étais un conférencier génial.

Lorsque modestement j’ai regagné ma place et j’ai pu regarder le livre encore ouvert que je tenais à la main (une anthologie en espéranto) j’ai découvert qu’au moment critique j’avais par hasard tourné deux pages et poursuivi ma nouvelle triste par un croquis très réussi de Ferenc Molnár.

 

Pesti Napló, le 25 août 1931.

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