Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

LÉGENDE D’UN COMÉDIEN

Sur la tombe de Gyula Hegedűs[1]

L’auteur dramatique dont il était le comédien emblématique écrit dans une de ses belles nouvelles : chacun de nous accepte sa mort, même soudaine – celui qui tombe d’un pont, dresse le bilan de sa vie, et s’apaise et accepte sa mort à l’instant où il touche l’eau.

Gyula Hegedűs ne s’est pas révolté lui non plus et n’a pas été effaré à son dernier jour par la fin semblant survenir par hasard : il en parlait à ses proches comme qui n’est pas opposé à cette issue. Elle l’a surpris, mais ne l’a pas trouvé impréparé. Comme un homme abandonné par la femme qu’il n’aimait plus, dont il ne souhaitait plus qu’elle lui restât fidèle.

 

*

 

Non, en effet – il n’aimait plus la vie. Il avait l’impression que tout avait changé autour de lui, que la roue avait tourné sous ses pieds, alors que lui, un monde à part, tel le pendule de Foucault d’un dôme parisien, il restait dans son plan, et ne pouvait ni ne voulait désorienter le magnifique arc de sa suspension, même pas pour complaire à la tournante planète. Le maître est maître aussi en enfer, et cela ne signifie pas la reconnaissance des lois de cet enfer – même pas s’il s’agit d’un enfer seulement pour lui, alors que les nouveaux diables enthousiastes l’adorent et le considèrent comme leur paradis.

 

*

 

Il n’aimait plus ce monde. Il avait jadis frappé, non maquillé, dans des vêtements ordinaires propres, plus nobles que tout le romantisme, à la porte du "bureau à trois murs", car le quatrième mur, vivant, le public, c’est lui qui avait la vocation de le peindre en de nouvelles couleurs. Il apportait la "tendance" la plus recueillie, la plus artistique, de l’art de la comédie – l’humanisme le plus pur, ce style qui considère le quatrième mur comme inexistant et qui vaque à sa vocation comme s’il n’avait que deux spectateurs : Dieu et sa propre conscience artistique. Cette conscience considère la représentation parfaite dans la comédie avec autant de sérieux que dans les arts plastiques les plus nobles : donner aux personnages humains en chair et en os une copie de valeur égale, évoquant fidèlement la réalité de la vie jusqu’aux moindres détails : à la différence que ce qui dans le premier est peinture, pinceau et matière, est dans le second corps et âme. Le comédien, utilise son sang et sa voix et ses gestes réels, non le maquillage et les fils de la poupée du rôle.

Les rôles de Gyula Hegedűs, autant de tableaux et de sculptures, de la meilleure école du naturalisme au sens de la Renaissance. Des tableaux et des sculptures qui parlaient, mais qui se sont tues et se sont figées dans notre mémoire.

 

*

 

Elles se sont tues, elles se sont figées… Tout au moins c’est ainsi que nous, ses demi-contemporains, le ressentons, qui avons encore un pied dans cette ère cinq fois millénaire de la scène qui fuit, et un pied au seuil d’une nouvelle ère de cinq mille ans.

Pour l’esthète de l’âge nouveau ma métaphore ne tient plus. À ses yeux l’image souvenir n’est plus un dessin figé et muet. C’est de l’extérieur, par l’exemple du fonctionnement psychique, reconstruit par la technique qu’il a apprise (comme on illustre à l’école la structure de l’œil par la machine à photographier, et non l’inverse) que nos images souvenir sont tout aussi mouvementées et bruyantes qu’a été la réalité qu’elles évoquent.

Dans les nerfs de Gyula Hegedűs cette transformation n’avait certainement pas encore eu lieu. De tout son cœur et de toute son âme, de tempérament et de sentiment, il était très certainement attiré par la conception classique de l’art de la comédie, celle qui préfère renoncer à l’immortalité, plutôt que recourir à des "moyens techniques", des machines sans âme, en oubliant que peinture, toile et matière, accessoires assurant l’immortalité de l’art plastique, sont aussi en fin de compte des techniques. Il n’a pas tiré la conclusion ultime de la foi que le comédien et serviteur du rôle sert avec son corps et son âme : c’est-à-dire qu’il convient de trouver le moyen de fixer le corps mortel, matière du rôle, sous une forme plus durable, si nous voulons que l’âme insufflée dans le rôle survive à son créateur, à l’instar de la pensée gravée dans des lettres, des couleurs fixées sur une toile, de la sculpture pérennisée dans la pierre, qui survivent au poète, au peintre et au sculpteur.

Il est tout à fait certain que dans son parti pris sacré et religieux il a rangé le cinéma parlant, premières runes ou premières lettres d’une nouvelle ère culturelle mise sur rails, permettant pour la première fois de pérenniser la création d’un comédien, il l’a rangé avec le futurisme et l’expressionnisme, ces champignons hallucinogènes destructeurs de l’art – il a méprisé et jugé nuisible tout ce qui voulait remplacer par des machines le cœur qui bat et les poumons qui respirent.

 

*

 

Peu importe. D’après Börne[2] les erreurs d’un grand esprit ont plus de valeur que les vérités d’un petit esprit. Cela vaut peut-être mieux. Socrate, dont il empruntait beaucoup de sagesses, avait aussi refusé d’user de l’écriture de livres devenue commune en son temps.  Ses idées se sont tout de même fait entendre à travers d’autres, même si de sa personne il ne reste plus que la légende. Et si une légende et l’immortalité sont deux choses différentes, l’esprit orgueilleux qui vient de nous quitter peut se prévaloir d’avoir été le dernier de cette race rare des grands comédiens chez qui ces deux sortes de grandeur ne pouvaient plus fusionner : les futurs héros immortels du cinéma parlant emportent dans leur jeu l’influence que son art pionnier a exercée sur l’art de la comédie devant les yeux de la postérité. Mais au-delà, c’est le souvenir d’un artiste exceptionnel qui va survivre sous forme de légende mystérieuse et de tradition, lui dont le visage n’était vu que par ses contemporains, dont la voix n’était entendue que par ses contemporains, et eux seuls peuvent témoigner et affirmer qui il était : l’Anonyme[3] devant le visage duquel le rideau est désormais tombé, et quand il remontera on ne verra à sa place qu’une capuche de marbre.

 

Pesti Napló, le 27 septembre 1931.

Article suivant paru dans Pesti Napló



[1] Gyula Hegedűs (1870-1931). Comédien hongrois.

[2] Ludwig Börne (1786-1837). Journaliste allemand, esthète et critique de théâtre.

[3] Référence au premier poète en langue hongroise dont la statue de marbre encapuchonnée se trouve au Bois de la Ville à Budapest.