Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
SCIENCE
LUDIQUE
À propos de l’agonie du malheureux
Théâtre de la Ville, je lis quelque part qu’un groupe a fait
une offre à la mairie de la capitale : sous la dénomination
de Théâtre Culturel de la Ville, il se propose de faire revivre
l’ancien Urania, très cher établissement de notre enfance,
où c’était tellement rigolo de faire l’école
buissonnière pendant la matinée quand toute l’école
était "amenée d’office" pour écouter le
drame divin intitulé "Notre peau" ou
"Sidérurgie". Le dossier du projet se réfère
à ce que toutes les grandes villes de l’Europe possèdent un
tel théâtre, certaines même plusieurs, ceux-ci ont partout
un public énorme malgré la crise théâtrale, et nous
avons bon espoir que Budapest aussi accueillera favorablement son futur théâtre
scientifique.
En ma qualité
d’électeur de la capitale, donc titulaire du droit
d’intervenir, j’ai l’honneur de recommander ce projet.
C’est un raisonnement naïf et
dépassé de dire : allons, vous voyez bien que le public
néglige même la littérature dramatique distrayante,
n’osons même pas songer à ce qu’on appelle la "
pure littérature " ; comment pourrait-il
s’intéresser à une scène où à la place
de l’écrivain ou de la star à la mode, c’est un
savant barbu qui se planterait là pour lui rabâcher son ennuyeuse
théorie ? Ou bien songeriez-vous, Messieurs, à quelque
spectacle de vulgarisation ou "d’enseignement amusant",
à une "Critique de
C’est une erreur monumentale.
C’est la non-reconnaissance d’une tendance de plus en plus
manifeste, dans laquelle science et littérature (et c’est
là que je veux en venir) commencent à échanger leur
rôle, devinant les sources communes les plus archaïques des deux
aspirations : le rôle que
l’Homme et seulement l’homme assume en ce monde.
Tout d’abord : la science
n’est nullement ennuyeuse. Au contraire, on en vient presque hélas
à ce que (ce hélas sort
de la bouche d’un artiste) de nombreuses manifestations de
l’imagination humaine deviennent ennuyeuses de nos jours, pendant que
celles des sciences ne cessent de gagner en intérêt, au sens le
plus général.
En intérêt et en passion.
On nous a encore enseigné à
l’école que la poésie est le monde de l’imagination,
et la science est celui de la réalité et de la raison.
Grandi dans la pratique des deux
métiers, si l’on regarde autour de soi, on trouve des conditions
passablement transformées.
La "littérature pure" en
tant que domaine labélisé à l’aune
supérieure, exige une objectivité de plus en plus stricte, quand
il s’agit de choisir à qui décerner le rang de grand
écrivain. Si on lit le roman d’un auteur nobélisé,
ou au moins de ceux qui sont de "vrais Nobel", comme un Thomas Mann,
un Galsworthy, un Sinclair Lewis, un Proust ou dans une moindre mesure un
Romain Rolland, on se sent comme
assis dans la salle d’auscultation d’un hôpital : la
lumière cruellement pénétrante des lampes à arc
éclaire l’âme de l’écrivain et du lecteur, sans
tolérer aucune pénombre même aux tréfonds les plus
cachés, aucune incertitude, aucune imagination vaniteuse. Ces
écrivains décrivent l’homme, tel que le savant naturaliste
représente un insecte, tel qu’il est, sans prêter attention
au rêve brumeux, à la façon dont l’homme
s’imagine lui-même, ou encore moins comment il aimerait être. Le nouveau genre épique a
définitivement rompu avec les héros et le romantisme
héroïque : chaque personnage n’est qu’un
rôle épisodique, une étude, un thème, rien
d’autre. Et ce n’est pas un hasard que ce nouvel art épique,
après quelques années de coquetterie (Zola et son école),
a rompu avec les sciences naturelles
aussi, au nom du même principe qu’il a appris d’elles (le
disciple est plus sévère que le maître) : il a
rejeté les idéaux "évolution et
révolution", les différents ismes, constatant que les théories des sciences sont peu
fiables, justement parce qu’elles ne sont pas suffisamment exactes, et il
ne reste qu’un seul moyen à l’écrivain :
l’observation impartiale.
Et l’homme, s’il veut se sentir
un héros malgré tout, est contraint de se réfugier parmi
les bastions des sciences – là il y a encore de la vie, une
"vigueur" encourageante – là il peut encore rêver,
son sort et son destin ne sont pas scellés comme dans les romans et les
drames modernes, là règne la religion archaïque du libre
arbitre, un nouvel Olympe, avec sur son trône le dieu Homme, des
compagnons de combat téméraires qui veulent changer le destin,
croient au miracle et à la rédemption.
Ou plus simplement : parmi les
enfants.
Les enfants jouent. Toute cette chambre
d’enfants installée pour l’éternité,
Invention et découverte.
Aujourd’hui nous en sommes
là : si je veux rester sobre et intelligent, donc pessimiste et
désillusionné, je prends en main un roman d’un prix Nobel.
Mais si je suis d’une humeur telle que mon imagination aimerait faire les
quatre cents coups, prendre une bonne cuite, se faire pousser des ailes, voir
en rose, merveilleuse, féerique et paradisiaque cette belle vie –
alors je prends un livre de sciences, non une version vulgarisatrice,
"adaptée pour les profanes", mais l’œuvre source, telle que le savant l’a
rédigée à chaud, en sautant de sa baignoire
d’Archimède, de son atelier, où il clame
Par bonheur, ignorant les "conditions
objectives" déclinantes, c’est justement de nos jours que ces
très chers enfants de la science gigotent et s’ébrouent le
plus allègrement dans et hors de cette baignoire.
Chaque jour un nouveau piège.
Empli du vagabondage illimité de
l’imagination.
Le microcosme découvert
récemment par Rutherford expose de nouvelles surprises et des
perspectives jamais rêvées par aucun poète année
après année. L’ultra microscope et le microscope du temps
démontent la structure spatiale et temporelle de la création,
font exploser des éléments et découpent les
bactéries. Les chiens de Pavlov nous jouent le monde caché de
notre vie nerveuse, la lutte pour la vie du haricot grimpant et de la
belle-de-jour, filmés au ralenti, sont en train de devenir des
spectacles populaires plus excitants que de quelconques tauromachies. Le fonctionnement
du cœur et de l’estomac représentés sur des images
mouvantes prises aux rayons X évoquent des tropiques et des
métaphores jamais imaginés, l’action de nouveaux drames
délirants se déploie, pendant que la science de l’âme
éclaire les tréfonds de catastrophes mythiques. Tout
l’ancien caléidoscope est en mouvement, et la danse de vieux
débris de verre se transforme en des figures fantastiques, inconnues, de
mille couleurs, en une orgie de couleurs, en la musique du futur.
Qu’est-ce que le théâtre,
si ce n’est pas cela ? Face à l’académisme
frileux, prétentieux, de l’art officiel, parcourons le monde des
planches de la science ludique
– scène de théâtre dont l’acteur est la nature
dans toute sa diversité, dont les artistes sont le monde vivant et le
monde non vivant, dans leur costume authentique, tel que le savant les a pris
en flagrant délit à l’instant culminant de son drame
particulier.
Soyons conséquents, utilisons les
mots dans leur signification première. Si nous parlons de la tâche
de la science et de la culture, et si nous reconnaissons que cette tâche
"joue un rôle de plus en plus grand" dans
l’évolution des choses – donnons au rôle et au jeu ce
qui est dû au rôle et au jeu : la publicité de la
scène.
Il convient de construire le
Théâtre Culturel – on ne manquera pas de programmes telle
que je connais la littérature scientifique d’aujourd’hui.
Pesti Napló, le 17
décembre 1931.