Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
MICROBES ET INSECTES
hercher
la raison du succès mondial du livre de Kruif[1] "Chasseurs de microbes" dans le
renouveau de l’intérêt pour les sciences naturelles serait
une erreur grave, tout comme l’attribuer à la captivante forme
romanesque qu’il déploie pour évoquer l’aventureux
combat des héros de cette lutte trois fois centenaire, pour une goutte
de clarté et de connaissance dans la forêt primaire de
l’ignorance et de l’obscurité. De tels combats ont souvent
été menés dans toutes sortes de forêts depuis le
début des temps, il y en eut même de plus fantastiques, de plus
héroïques, de plus aventureux. Il est également peu probable
que les gens soient aujourd’hui davantage préoccupés par la
connaissance de la nature ou l’épanouissement de
l’humanité, qu’au dix-huitième siècle, dans
les années de la "citoyenneté du monde".
L’explication du succès est la
même que celle des films en général ou des opérettes
populaires : le happy end. Le voyage fabuleux des Leeuwenhoek,
Spallanzani, Pasteur, Semmelweis, Koch ou Ehrlich dans l’océan
tempétueux de la goutte d’eau sous le microscope a connu une fin
heureuse : ces navigateurs courageux sont arrivés à bon
port, et le monde qu’ils ont découvert a autant transformé
et complété nos notions sur Univers,
autant ouvert une nouvelle ère, que la découverte de
l’Amérique, de l’Australie et des pôles. Il s’est passé quelque
chose, il s’est passé quelque chose de sûr et de
définitif, le siège surhumain de la volonté à
l’assaut de
Mais à part le happy end, ce roman
d’aventures a aussi un autre trait attachant. Il ne s’agit pas
d’actes héroïques, dramatiques et romantiques – il y a
aussi là-dedans un peu d’un comique piquant, irrésistible.
Le nouvel Homère ne chante pas la prise de Troie, il chante une Odyssée
authentique, la lutte de l’homme intelligent, rusé, exposé
à des obstacles paraissant insurmontables. Ou celle de Don Quichotte,
ces obstacles nous semblent aujourd’hui des moulins à vent –
pourtant ces moulins à vent constituaient bel et bien un obstacle
sérieux à l’avancement sur cette voie apparemment simple.
Le lecteur n’en croit pas ses yeux quand il lit tous ces débats,
résistances et crocs-en-jambe à travers lesquels la recherche
d’une vérité évidente et simple a dû se frayer
un chemin. Aujourd’hui il est facile d’affirmer (je cite un savant
moderne) que le miracle n’est pas qu’on l’ait
découverte, mais qu’on ait découvert seulement maintenant ce phénomène
bien plus simple et plus répandu que l’électricité
qui court dans un fil de fer. La vérité est que nous tous,
contemporains, congénères bien aimés, non seulement ne
soutenons pas le savant, cet homme
attelé à l’expression de la vérité, mais
plutôt le gênons et entravons la vue de ses deux yeux. Nous pouvons
dire que les vérités définitives que quelques hommes sains
et clairvoyants ont fait découvrir à l’humanité, on
aurait pu les posséder plusieurs milliers d’années plus tôt si
l’humanité n’avait été constituée que
d’hommes sains et clairvoyants. Les autres n’ont vraiment pas
apporté grand-chose à ces quelques-uns.
Ceci apparaît clairement si, en feuilletant l’histoire de
n’importe quelle découverte, nous nous rendons compte,
étonnés, que des siècles et des millénaires ont
été gaspillés en débats, querelles et explications
autour d’un sujet, avant que ne
naisse quelqu’un qui s’est donné la peine d’aller voir de près de
quoi il s’agissait. Mais la
vie des découvreurs malheureux témoigne aussi des dommages que peut causer
"l’activité collective" : faire admettre
Ainsi naquit quelque chose d’autre, une chose
peut-être encore plus importante et plus décisive, un principe, la
méthode, accessoire
désormais indispensable des sciences naturelles, une condition sine qua non de toute recherche en
sciences exactes : la condition qui veut que quel que soit l’objet
de notre pensée et de notre jugement, ce jugement soit
contrôlé et vérifié par un examen approfondi du
sujet, avant d’en tirer des conclusions. Au moyen âge on a mené des débats pendant des
décennies pour savoir pourquoi
le poisson crevé remonte à la surface de l’eau – un
tel débat serait aujourd’hui impossible car on a eu le temps
d’observer qu’il ne remonte pas forcément. Un nouveau monde
est né, et nous devons à la science expérimentale, la bonne pratique de considérer la
spéculation sans l’observation et inversement comme une
extravagance ; quelques acquis importants ont résulté de
cette bonne pratique : le chemin de fer, l’avion, la radio, les
rayons X, le Salvarsan[2], le cinéma et autres bagatelles. Et sans doute
beaucoup d’autres choses encore dans l’avenir car dans ce domaine
quelques hommes intelligents ont réussi à choisir la voie juste
entre des centaines de voies possibles.
Dans ce domaine…
Existe-t-il d’autres domaines ? –
demande le naturaliste enthousiaste qui, lui, se trompe en croyant que cette
démarche est la clé et la solution de toutes les voies : il
s’imagine que c’est un itinéraire infaillible conduisant
dans le cœur du labyrinthe, le saint des saints du bonheur humain.
Et il ne veut pas remarquer que nous sommes de plus en
plus loin de cet autel, plus loin que nous en étions au moyen âge
ou à la préhistoire. Il ne veut pas le remarquer, pourtant sur la
base de la méthode qui doit toujours comparer la vérité
découverte à la réalité reconnue, il aurait fallu
proclamer depuis longtemps qu’une confusion et une contradiction
s’élèvent, la science exacte suivant la voie droite ne se dirige pas vers son but, la
libération de l’homme. Il est donc manifeste que dans
d’autres domaines, la stagnation voire la régression
d’autres sciences entravent et repoussent la validation des
résultats obtenus. Dans le langage de la géométrie :
un des vecteurs se dirige vers le point idéal, mais la résultante
ne s’en approche pas, il faut donc chercher la faute dans les autres vecteurs.
Ce sont ces derniers qu’il faudrait examiner. En
l’occurrence selon la méthode apprise, en contrôlant le
rapport entre l’intention et le résultat.
Je soupçonne qu’on découvrirait
des états à faire dresser les cheveux sur la tête.
En politique, éthique, philosophie ou
esthétique, la situation est plus noire et plus
désespérante qu’elle n’était au plus sombre
moyen âge dans les sciences exactes. Des hommes cultivés et
éminents, des sommités intellectuelles ont moins
d’idées sur les notions de base que n’en avait Érasme
de Rotterdam sur l’agent pathogène de l’œdème
malin. L’éthique par exemple, le fondement de toutes ces sciences,
ils la confondent constamment avec la morale et la théologie, or ces
domaines n’ont pas d’autre objet que le choix, la sélection
parmi les possibles, de l’agenda
à très court terme. Dans nos jugements les uns sur les autres, sur nous-mêmes, sévit la plus
sauvage approximation – nous formulons des avis sur homme, femme, enfant,
sur des peuples et des races, nous agissons et aimons et haïssons sur la
base de ces avis sans avoir
écouté l’accusé, objet de notre sentence :
la personne, la seule concernée. La nouvelle psychologie qui au moins
dans ses intentions a commencé son activité par
l’observation de l’âme, à défaut
d’instruments fiables (aujourd’hui encore on mesure
l’âme par l’âme – l’âme du
médecin mesure l’âme du malade !) s’est
noyée dans des théories brumeuses et incertaines, sans pouvoir
présenter un résultat solide. Des politiciens se conforment
à des superstitions et des croyances de masse pour décider du
destin de peuples, de pays, d’États, ils conduisent dans le mur
des foules malheureuses ou les unes contre les autres. L’artiste
"s’industrialise", s’embourgeoise, le bourgeois admire et
rêve, le critique reste assis entre les deux, sans comprendre ni
l’un ni l’autre et fabrique des théories pour se justifier.
Le résultat est un art mauvais et sans empreinte, une diminution du
crédit du poète, et le chef-d’œuvre ne naîtra
pas.
Pendant ce temps nous entendons des rengaines
incontrôlées, injustifiées et injustifiables sur
nous-mêmes, sur notre vie, des rengaines, des conseils ; si nous les
acceptions, il nous arriverait ce qui est arrivé à
l’apiculteur médiéval que les apôtres de la
génération spontanée ont encouragé :
« enfouis un taureau, avec des cornes sortant de terre, et scie les
cornes quatorze jours plus tard : un splendide essaim d’abeilles
s’en envolera » (voyez Kruif).
Les théories, les croyances impressionnistes,
les spéculations "aristotéliciennes" bouillonnent dans
le chaudron des têtes imbéciles, elles finissent par devenir des
idées fixes, ces idées fixes deviennent des folies (voilà
pour ce qu’on peut appeler la "génération spontanée"
psychique), des délires.
Et ce sont eux qui dirigent l’opinion publique.
Quelques personnes ont avec bonheur vaincu les
bacilles et les microbes : en découvrant et en reconnaissant leur
rôle immense dans les choses de la vie, nous leur avons retiré le
pouvoir. Maintenant il faudrait concentrer l’attention sur une certaine
espèce d’insectes qui n’en existe pas moins pour
n’exister qu’au sens figuré. Je pense à
l’araignée qui se promène dans le plafond de certaines
autorités supérieures – au vingtième siècle
après Jésus-Christ, ce sont ceux-là qui gouvernent le
monde.
Pesti Napló, le 4 janvier 1931.