Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

N’AIE PAS HONTE, BOURGEOIS !

Prêche de mai

afficher le texte en hongrois

Un directeur me fait visiter le site.

Sur la droite un énorme bâtiment. Cantine le jour, club et théâtre le soir. En cette qualité il dispose de six cents sièges, loges et galerie comprises. Une scène pouvant inviter des troupes d’amateurs, un système d’éclairage qui ne laisse rien à désirer ; celui de la salle est carrément artistique : une verrière moderne, multicolore, avec des sources lumineuses dissimulées.

Un peu plus loin une bibliothèque avec des milliers de livres, un salon d’échecs – par ici à droite une magnifique cuisine. Dans le bâtiment voisin un gymnase gigantesque, conforme aux derniers canons sportifs, prévu pour l’organisation de compétitions, avec un balcon, des tribunes, un court de tennis d’hiver. Les courts de tennis d’été baignent plus loin dans le soleil de printemps. En bas, sur la rive du fleuve que l’on voit d’ici, une plage d’été prévue pour deux mille personnes, avec des bungalows, et à proximité une piscine d’hiver.

 

Ce n’est pas la maison des élèves d’un collège d’Oxford que je dépeins ici, ni les équipements d’un hôtel de luxe.

Ce que je décris, c’est le site de loisirs installé et dimensionné pour les cinq mille ouvriers d’une grande fabrique budapestoise. Pendant ma visite les ouvriers des usines prennent justement leur déjeuner à la cantine. Dans le gymnase des équipes sportives s’entraînent pour une prochaine compétition, à la bibliothèque des ouvriers lisent et sur la scène des ouvriers répètent une pièce de théâtre. Des jeunes gens et des jeunes filles bien habillés, intelligents nous sourient amicalement, me demandent un autographe et m’invitent à venir faire une conférence.

 

Je ne dis pas que c’est ainsi dans toutes les usines chez nous de nos jours. Mais là où ce n’est pas le cas, cela s’explique par la situation économique, et non parce que le capitaliste "exploiterait" les ouvriers et les ferait mourir de faim dans des porcheries. Là où ce n’est pas comme ça, le capitaliste aussi a des soucis, sans quoi il ne serait pas assez fou pour se faire une mauvaise publicité dans une société construite à crédit et sur du vent, qui juge le seigneur bien plus aux habits de son domestique qu’à ceux du maitre.

Si vous ne me croyez pas, allez faire un tour à Vienne dans les fameux palais Breitner[1] où dans les autres cités ouvrières.

 

Des changements se sont produits dans le monde, c’est indéniable – mais les conditions politiques présentes n’expriment pas ce changement : ce ne sont que des cadres vides, à moult endroits de la poudre aux yeux,  pour cacher la misère. La réalité s’est formée d’elle-même, avec une évidence intraitable, indépendamment des changements politiques, sans même se préoccuper de savoir si le mouvement politique qui voulait justement provoquer le changement en question a réussi ou échoué.

Des combats, des guerres, des révolutions sévissent pour des idéaux ou des intérêts – le combattant vainc ou est vaincu, du sang coule, des gouvernements sont renversés, des tyrans viennent et passent, la tête du martyr tombe dans la poussière, on glorifie le héros de la liberté, des nations s’allient et se brouillent – ce ne sont que les aspects extérieurs des choses : l’histoire. Celui qui non seulement a appris l’histoire mais l’a aussi vue, comprend petit à petit qu’au-delà des événements de l’histoire il existe une ondulation obstinée, silencieuse et lente des événements réels, sur laquelle tous ces événements "d’importance décisive", les changements de gouvernements, les victoires militaires, le dépeçage des États, les lois et les traités proclamés glissent, tels des tonneaux qui flottent sur la mer, délestés du navire qui coule. Un pays vainc l’autre, et en quelques décennies il apparaît que ce qui est important pour les gens, dans le domaine de ce qui fait que la société s’organise en nations et en États, la culture et la civilisation, c’est le vaincu qui les dominera et fera du vainqueur son domestique. Des classes, des partis, des vieux et des jeunes, des hommes et des femmes, des intérêts financiers et des biens intellectuels luttent les uns contre les autres, chacun au nom de sa morale. Dans certaines phases de la lutte l’une des parties est déclarée victorieuse par la démagogie exploitant une situation momentanée, comme par l’arbitre d’un match de boxe si l’un des boxeurs ne se relève pas à neuf. Mais l’unique intérêt est que ça profitera provisoirement à des parieurs gagnants. Quant au rapport de forces entre les partis, les intérêts et les biens, ils pourront rapidement se rééquilibrer d’eux-mêmes, et le monde revêtira un visage selon sa loi interne. La jeunesse gagne, et après un certain temps chacun constatera qu’il vaut mieux être vieux dans ce chien de monde nouveau. Le soldat victorieux jette ses prisonniers au cachot, et il voit plus tard que le prisonnier bien traité casse gaiement la croûte dedans, alors que l’estomac du vainqueur crie famine dehors parce que personne ne vient le relayer, pendant que l’armée victorieuse continue de foncer, court à sa perte, comme l’armée de Napoléon.

 

Les régimes politiques se sont grosso modo formés au nom de la bourgeoisie, pour sa défense, il y a une quinzaine d’années, partout en Europe. En effet, dans la lutte du capitaliste et de l’ouvrier la classe moyenne semblait sortir victorieuse, en mesure de freiner les excès des deux parties, pour se placer entre elles, dans un rôle d’orientation et de coopération fructueux pour elle et pour eux. Elle se savait la plus apte à jouer ce rôle, une sorte d’axe de la roue qui tourne, unique terreau possible de l’Individu plus important que toute communauté, terrain de prédilection par sa situation, de l’Homme pensant et cherchant et avançant, créateur et inventeur et développeur pour la communauté, à la place de la communauté, celui dont le projet visionnaire sera rendu possible par le capitaliste et réalisé par l’ouvrier – le Maitre d’œuvre sous l’égide duquel le maçon construira notre palais à tous.

 

Sur le retour j’ai pris le tram en compagnie d’un jeune et brave ingénieur de l’usine. Pendant un temps nous avons louangé ensemble, de bonne foi, ce que nous avons vu, en soulignant que tout compte fait c’est cela le niveau de vie que l’ouvrier le plus simple pourra espérer bientôt si l’Europe arrive à se consolider un peu et si la situation ne tourne pas à l’aigre. Puis nous avons commencé à converser plus personnellement, sur le ton du « d’ailleurs comment vas-tu ? » Oh, mon ami, dit-on, et on soupire, n’est-ce pas, et on préfère blaguer, ou n’importe quoi… n’en parlons pas, où est-ce que tu descends ?

 

N’en parlons surtout pas…

Que dire ? À qui le dire, qui comprendra, comment expliquer – comment se changer le cœur, le foie et les reins, toute la machinerie de l’âme, pour ne plus se taire, dans la gêne, dans ce vertige de déchirante auto-accusation et cette colère de la révolte, si sur une plainte gauchement plaisante, le Directeur frappe du poing en grinçant : oui, vous ne savez pas organiser intelligemment votre vie – ou si l’ouvrier syndiqué demande doucement mais avec un intraitable sérieux : pardonnez-moi, voudriez-vous nous dire combien vous gagnez en une semaine ?

Effectivement, le revenu de monsieur l’ingénieur s’élève à trois fois celui de l’ouvrier dont nous venons de louer le niveau de vie.

Il le dira, il pourra dire qu’avec ce revenu trois fois plus élevé, auquel il est parvenu grâce à des pistons exceptionnels et beaucoup de chance – combien ont-ils des emplois ? – il vit dans un enfer de palpitations avec trois salle de bains ; c’est dans un élégant lit blanc, qu’il s’agite pendant ses nuits d’insomnie, en se demandant comment échapper au tailleur pour sa jaquette de la belle époque nouvellement transformée mais qu’il n’arrive pas à régler, et depuis le matin il ne peut pas penser à autre chose qu’à sa honte et à son humiliation pour sauver les apparences – les apparences sans lesquelles il a l’impression que s’écroulerait même ce peu qui lui permettra de repousser jusqu’au lendemain matin la grimace ricaneuse et coquette du suicide.

Par ailleurs il va bien, deux wagons d’or pourraient l’aider – et toi tu descends où ?

 

Moi c’est ici que je descends, concitoyen, homme pauvre dans une ville riche, et c’est seulement après t’avoir quitté, après nos gais serrements de main pour ne rien remarquer – c’est seulement quand je reste seul et continue ma balade que je hurle après toi, en pensée – concitoyen, de quoi as-tu honte ?

Abandonné de tous, dans le feu croisé de regards sévères et hostiles à gauche comme à droite – ne vois-tu pas que c’est le seul acquis que tu as gagné dans toute cette fichue transaction : tu ne dois plus avoir honte devant moi ?!

Et devant eux non plus !

Bourgeois, n’aie pas honte !

Depuis cent cinquante ans, après ta révolution politiquement brisée, mais en réalité victorieuse, c’est toi qui leur a tout donné, c’est de toi que le capital s’est arraché, c’est de ton corps qu’il a aspiré sa sève et sa force qu’il a pris le dessus – c’est toi qui a accouché le chef pour les foules de travailleurs qui se battent sous ton égide, et c’est toi qui a soufflé une devise et une idée et un slogan sur sa bannière pour qu’il trouve sa parole et qu’il crie pour sa justice et se batte pour elle, pendant que toi tu t’es contenté de te taire modestement, en partie par fierté paternelle, en partie chargé de l’angoisse du père : voici l’enfant, il prend des forces, mais moi, que vais-je devenir ?

Ils sont tous devenus plus forts à gauche et à droite et maintenant ils négocient les uns avec les autres par-dessus ton corps, ils continuent de se battre – pourquoi ne pousses-tu pas enfin un cri toi aussi ?

Pas tellement pour une victoire – les deux sont pour toi des demi-frères, ces deux étrangers l’un à l’autre qui se battent ; il faut qu’ils entendent ta voix : mon frère Monsieur le Directeur et mon frère l’Ouvrier, vous commencez à vous entendre, à vous comprendre, pourquoi ne me remarquez-vous pas moi aussi ?

Donnez à moi aussi un jour, un jour de fête dans ce mois de mai étincelant de printemps. Ouvriers, le premier mai était à toi – Entrepreneur, le trente-et-un mai, quand tu feras ton bilan mensuel sera ton jour – permettez à moi de fêter le quinze mai, les ides de mai, sous les nuages de l’illusion immortelle de la liberté qui unit tous les hommes.

 

Pesti Napló, le 5 mai 1931.

 

RÈVE ENCORE

Petit discours "hors sujet"

afficher le texte en hongrois

51-N'aie pas honte bourgeois l2e ne discute pas, quel homme est plus intelligent ou au moins plus expérimenté (donc plus apte à donner une leçon à un autre) – est-ce celui qui sait exactement, quand il aura formulé sa pensée, ce que répondra, dira ou fera son prochain, ou est-ce celui pour qui ses mots provoquent nouveauté et surprise : la réponse à « Je vous souhaite le bonjour » est Dieu vous entende. Je me contente de préciser mélancoliquement que lorsqu’a paru mon article de la semaine dernière sur le malheur de la bourgeoisie, en guise de blague j’avais prédit presque mot pour mot ce que répondront de droite et de gauche ces lecteurs enthousiastes qui ne remuent pas le petit doigt quand le cas échéant on a une pensée un peu nouvelle, digne de débat, plus importante que la vérification des lieux communs politiques.

C’est surtout la méthode que j’ai prédite.

 

La méthode est très simple, c’est la recette de ce genre d’attaques habituelles. Repêcher une phrase, un mot, dans un enchaînement d’idées construites, un mot propre, après certaines manipulations, à faire apparaître l’aspiration la plus pure comme l’idée nécessairement erronée d’une certaine "mentalité" ou, "dans le meilleur cas" (comme le dit mon critique socialiste), comme un discours de mauvaise foi "hors sujet" ; je ne pouvais aspirer qu’à essayer de mettre un peu d’ordre dans l’impossible capharnaüm des conventionnelles phrases vides, dans la jungle des notions tombées sur la tête. Un jour, j’étais encore lycéen, je me suis amusé à découper des lettres et des syllabes dans des articles de presse, à en confectionner des lettres d’amour, même des poèmes, et à les envoyer à mon idéal féminin. Sans prétendre toutefois que ce mauvais poème fût contenu dans le journal. Mais mon critique socialiste me dénonce auprès des ouvriers, leur disant que je ne les connais ni ne les comprends (ceci ferait honte non à l’homme politique, mais à l’écrivain en moi, si c’était vrai), et que j’ironise sur leurs souffrances. Pour prouver sa thèse, il cite deux paires de guillemets de mon article avérant selon lui que "malgré ma bonne volonté" je sers la société bourgeoise, pour ne pas perdre les avantages "de mon positionnement confortable".

 

Et pendant qu’il me taxe de superficialité et d’étourderie ("dans le meilleur cas" de mauvaise foi), il ne mentionne pas un seul mot de l’essentiel de mon article qu’il incrimine, les axes censés justement claironner au monde que mon positionnement n’est absolument pas aussi confortable et avantageux que certains de droite comme de gauche le prétendent.

Non seulement il n’est ni confortable ni avantageux, mais il n’est pas un positionnement.

C’est là que le bât blesse.

J’ai également reçu des lettres d’admirateurs ouvriers intelligents, des lettres plus compréhensives que celles de mon confrère plumitif. Eux-mêmes reconnaissent que la classe moyenne bourgeoise s’est délitée, s’est usée entre deux meules, d’une part "les capitalistes, qu’ils travaillent ou qu’ils ne travaillent pas" et, d’autre part, les ouvriers en lutte pour un meilleur avenir ; en revanche, justement pour cette raison, ils trouveraient préférable que la bourgeoisie, en admettant cet état des choses, se considère simplement comme une classe disparue, se place en liquidation judiciaire, et qu’elle rejoigne l’une ou l’autre partie. Les meilleurs de ses rangs seraient volontiers considérés par l’ouvrier comme ses frères, ils partageraient avec eux sa misère et sa foi dans l’avenir, ce qui est quand même une offre plus avantageuse que celle de la droite, parce que dans l’autre cas le capitaliste "qu’il travaille ou qu’il ne travaille pas" entrerait tout au plus en fraternité d’armes, sans partager son capital avec lui.

 

Voilà enfin un discours sensé qui répond au sujet. À ce discours il est enfin possible de répondre qu’il est tout autant dans l’erreur que l’invitation est aimable et sensée.

Comprenons-nous, les enfants, mes petits oiseaux.

Mais sans que désormais vous me prescriviez à l’avance non seulement quelle sorte de chanson je devrais vous enseigner, et non plus que c’est moi-même qui devrais chanter cette chanson. Faites confiance à moi, à ma tournure d’esprit dépassée, bourgeoise, sclérosée : comment vais-je trouver "ma conviction pure et vraie" parmi les nombreuses convictions possibles ? Cette vision engage volontiers le dialogue avec la vision de quiconque, mais seulement face à face : elle laisse modeler et corriger sa conviction pure et vraie par les seuls moyens de l’autre conviction pure et vraie, d’aucune manière elle n’accepte quelque chose comme plus pur et plus vrai pour la raison que des centaines de milliers le crient à la fois comme si cela avait été trouvé par un seul homme. Jamais on n’a encore fabriqué un dicton plus superficiel que "plus d’yeux voient mieux", analogue à "beaucoup d’oies écrasent un cochon" ou "beaucoup de bras soulèvent un plus grand poids", parce que la seule chose qui existe, qu’il faut voir et qu’on peut voir, si l’on recherche la vérité avec impartialité, c’est : voir mieux signifie voir autre chose que ce qui apparaît. Je préfère l’homme qui n’a pas encore de conviction (il n’en a pas encore, parce qu’il s’applique à en chercher une), à celui qui en a déjà une, mais elle est fausse. Seul un fou confond la sincérité avec la vérité – voilà, c’est ma conviction : pour un slogan politique c’est peut-être maigre, mais elle est juste suffisante pour que j’aie l’espoir de trouver une vérité.

Avec vous, si vous voulez bien – sans vous, si vous jugez que c’est la sincérité le plus important.

Mais suis-je vraiment un bourgeois ?

Je l’ignore.

Je ne me sentirais jamais tel – mais autre chose non plus, à vrai dire.

Mais quand je constate qu’aussi bien de droite que de gauche l’union d’intérêts des puissants et, d’un autre côté les consciences de classe qui s’organisent, observent mes soubresauts avec hostilité, entêtement et abstention, alors, de l’absence de ces intérêts et de cette conscience de classe, finit par se dessiner en moi une silhouette incertaine qui peut-être inclut la notion de bourgeois.

Peut-être qu’être bourgeois signifie justement qu’il y manque ces deux choses, intérêt et conscience de classe.

Les révolutions du dix-huitième siècle dont est née cette façon de penser différaient des autres révolutions en ce qu’elles déclaraient la guerre aux consciences de classe et aux unions des intérêts. À cette époque-là le monde était inversé : c’est la noblesse qui avait une conscience de classe, et c’est la misère qui forçait les opprimés à une union d’intérêts.

Cette guerre s’est faite au nom et sous la bannière d’un nouvel idéal.

Il s’appelait : la liberté.

Il signifiait la possibilité d’un choix indépendant de pensée, de principe, de volonté et d’action, pour chaque homme vivant.

Les temps ont changé depuis. Derrière et sous la conception trop idéale, paraissant irréalisable, de la démocratie, la pression contraignante des conditions réelles a forgé une masse d’individus souffrants de privations – non parce que la souffrance de millions serait une plus grande souffrance que celle d’un seul – mais parce que le cri de millions d’hommes est une voix effectivement plus puissante et plus redoutable que le soupir d’un individu brisé. En bas se trouve la masse des travailleurs qui pour réussir seraient contraints de renoncer à ce qu’au nom de quoi elle avait livré bataille : la liberté – en haut se trouve le pouvoir trop confiant dans sa force – les deux sont des ennemis naturels de la démocratie classique – que peut y faire le bourgeois dont la vertu est la même que sa faute : il ne peut être pétri en une masse, il s’y refuse et il n’a ni l’envie ni le talent de gonfler sa liberté en un pouvoir au-dessus de ses congénères ?

 

Ce sont des faits, que peut-il faire contre des faits ?

Peut-il faire autre chose que s’attacher à veiller sur les idéaux de la seule démocratie possible, la préserver, la cacher s’il le faut, la soigner pour qu’elle ne se délite pas, qu’elle ne se dessèche pas, pour qu’elle se trouve dans un état viable le moment où des temps plus favorables rendront le sol mieux adapté à y semer ses graines ?

 

Oui, je ne parle pas des faits, je suis hors sujet, oh toi disciple plus sévère que ton maître qui me fais la leçon – qu’en penses-tu, pourquoi ? C’est parce que je vise comme Guillaume Tell – ces "faits" sont mes frères et mes enfants. Tu peux faire la moue et qualifier la scène de la pomme tirée sur la tête du fils de numéro de clown. Moi, il ne s’agit pas de mon fils. Je ne parle pas à côté des réalités, je parle entre les deux réalités entre lesquelles à ton avis je devrais choisir sur-le-champ. Je parle entre elles, et ma voix est plus près des deux que ta voix d’aucune des deux – c’est ma tâche, celle du bourgeois malheureux, et rien d’autre. C’est seulement de cette façon qu’il est possible qu’un fossé ne me sépare ni de toi, ni de celui dont "un fossé te sépare" – c’est seulement de cette façon que j’arrive à te comprendre mieux que tu ne me comprends : pour que tu sois inclus en moi, toi en qui je ne suis pas inclus.

Ne me faites pas asseoir par punition sur un petit pois, vous les savants d’Utopia et de Laputa de gauche, et les descendants de la tyrannie de droite ; bourgeois, parce que tu as rêvé, sois fort et n’aie pas honte, continue de rêver sur ce petit pois le rêve de la liberté.

 

Pesti Napló, le 17 mai 1931.

Article suivant paru dans Pesti Napló



[1] Hugo Breitner (1873-1946). Politicien social-démocrate autrichien.