Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
RICHES ET PAUVRES
Un point de
vue moins à la mode
Crise
économique… Dépression en Europe… Tournant
mondial… Faillite du capitalisme… Dumping et plan quinquennal…
Taux d’intérêt… Écroulement du système
de production… Vous n’y comprenez rien, mon cher ami, lisez les
journaux allemands, les journaux anglais, les journaux américains…
Lisez la déclaration du chancelier… Ou celle de ce professeur
d’université… Puis je vous dirai ce que cela signifie…
Etc. Etc.
Je les
lirais, je les lirais volontiers, mais pas plus tard qu’hier a paru cet
article d’importance primordiale qui éclaire enfin cette
effroyable obscurité (pour que nous voyions au moins notre tombe, ou
l’échafaud, puisque, dites-vous, nous allons tous périr
honteusement) – je le lirai, mon petit, hé, garçon,
où sont Die Presse et Berliner Zeitung et Daily Mai
et La Nation d’hier qui l’ont publié ?
Comment ? Vous dites qu’on ne les a plus, ils ont été
remplacés par les numéros de ce matin ? Écoutez, quel
malheur ! Quelqu’un prononce le mot décisif, une
déclaration sincère, une prophétie, le Nouveau Testament des
temps, il me permettrait de comprendre enfin ma situation et mon destin pour
les cent ans à venir ; et alors voilà, on ne les trouve
plus, un nouveau numéro les a remplacés.
Pourquoi ne
les ai-je pas lus hier ?
Oui, je
l’avoue je n’ai pas travaillé. J’ai été
distrait, j’avais pris en main un livre au hasard, je n’ai pas eu
de chance, c’était Little Dorrit de Dickens, cet horrible drame si amusant
sur la prison des endettés : puis je n’ai pas pu le poser,
c’est là-dessus que je me suis endormi. Oh pardon, ça me
revient heureusement, une circonstance atténuante : j’ai
quand même vu un journal aussi, j’ai même retenu le titre
d’un article – ça racontait, Monsieur le Professeur,
qu’on a jeté dans la mer cent bateaux de café, pas par
hasard ni par accident, mais volontairement, de façon planifiée,
ce sont les trusts producteurs de café eux-mêmes qui ont
versé le café dans la mer dans l’intérêt
d’un certain "plan d’exécution de régulation des
prix".
Ce sont les
deux choses que j’ai lues hier et il n’est pas exclu qu’elles
se soient un peu mélangées dans mon esprit, j’ai fait des
rêves très étranges, sur le gentil monsieur Dorrit et sur ceux qui l’ont gardé
pendant vingt ans à la prison pour dettes : ils ne lui ont pas
donné de café (quelle confusion dans mon esprit), parce que cela
aurait fait baisser le cours du café, et le cours est plus important que
le café.
Néanmoins
j’en ai retenu quelque chose, ce qui me vaudrait que vous acceptiez de
parler avec moi de ces sujets importants comme la crise et la situation
mondiale – vous, mon cher ami Kovács qui êtes
cultivé et clairvoyant et qui avez lu ces articles.
Disons donc,
Monsieur Kovács, très simplement, entre nous – je ne crois
pas me tromper si je devine que derrière tous ces termes ronflants
rougit la braise d’un problème très ancien, non
éteinte dans les dictatures, non consumée dans les
révolutions, elle rougeoie et enfume notre belle salle de séjour
et l’univers.
Il
s’agit, Monsieur Kovács, du problème de la pauvreté
et de la richesse – tout ce que vous appelez crise n’est nullement
différent de jadis, la terreur brûlante, explosive, autour de la
roulette qui fait un tour tous les cinquante ans, cette roulette de la
question : qui sera pauvre et qui sera riche demain ?
Car,
n’est-ce pas, il est bon d’être riche et il est mauvais
d’être pauvre.
Bien
sûr, Monsieur Kovács, je sais que vous le saviez aussi, je ne suis
pas venu vous faire la leçon, je cherche seulement des excuses. Je
m’étonne tout au plus que vous ayez besoin de toutes sortes de
nouveaux –ismes et de
définitions spéciales, pour remplacer ces deux mots, ces deux
notions tout à fait claires. Pourquoi utilisez-vous tout le temps ces
expressions ampoulées de "capitaliste", "trust",
"cartel", "bloc", et autres – je comprends aussi si
vous dites simplement riches et pauvres.
C’est
parce que vous ne vous y retrouvez pas autrement, me répondez-vous, et
vous ne voyez pas clair dans la situation.
C’est
possible.
Il est
possible qu’on ne puisse voir clairement la situation que de cette
façon. Par contre, je vous demande doucement, qu’est-ce qui vaut
plus pour vous : y voir clair ou savoir ? Connaître les choses
ou les comprendre ? Constater les symptômes ou les provoquer ?
Le diagnostic ou la thérapie ?
Vous
invoquez l’histoire. Vous invoquez toujours l’histoire :
théoriciens capitalistes ou théoriciens communistes, ils sont
d’accord là-dessus, interpréter l’histoire. Ils y
voient une machine fonctionnant avec un ressort, il suffirait d’en connaître
le mécanisme, on pourrait lire à tout moment sur une aiguille la
direction et l’objectif, le passé et l’avenir. Et moi, leur
congénère malheureux, condamné depuis longtemps pour
réflexion et sentiment individuels, je n’ose même plus
protester en mon nom contre leur conception. Je préfère me
référer à mon confrère mort depuis longtemps, ayant
donc plus d’autorité, Nietzsche, qui dans une de ses
"méditations antimodernes" prouve en détail (et avec
quelle érudition !) que les époques fondées sur la
"conception historique" n’ont jamais créé quelque
chose de grand et de sensé. Alors que les grandes
générations des époques lumineuses de l’histoire
étaient le plus souvent ignorantes en histoire, mais possédaient
une brillante culture artistique et philosophique.
J’ignore
s’il a raison – en tout cas la haute civilisation, le siècle
de Périclès, plaide pour lui. Platon et Aristote en savaient
moins sur l’âge archaïque de notre espèce qu’un
lycéen d’aujourd’hui – mais ils réussissaient
bien sinon à voir mais à préparer l’avenir, mieux
qu’Alexandre le Grand ou le bègue et hargneux
Démosthène croassant contre Philippe.
Vous
abstenant de fonctionner sur la base du principe de "la
matérialité historique", ce que font nos capitalistes et nos
communistes d’aujourd’hui, vous auriez le temps d’observer le
seul côté prometteur et fécond de la question : le
côté philosophique, moral, religieux – disons, artistique.
Eux, cher
Monsieur Kovács, après avoir patiemment écouté
votre analyse, vous poseraient la même question que je vous pose
maintenant : s’il est vrai qu’il est bon d’être
riche et qu’il est mauvais d’être pauvre – qui
mérite d’après vous, à qui vous confieriez avec plus
de sympathie et de confiance, les joies et les chances du bien-être le
jour où la Grande Roue de l’histoire tournera ?
– à ceux qui actuellement, sous vos yeux
sont riches, ou à ceux qui actuellement sont pauvres ?
Qui
connaissez-vous et croyez meilleurs, plus justes, plus humains parmi ceux de
notre temps : les pauvres ou les riches ? Combien de personnes vraies
connaissez-vous parmi les pauvres, et combien parmi les riches ?
Les
communistes, je le sais bien, font un geste dédaigneux et
supérieur – pour eux la nature humaine, le caractère, la
bonté et la vilenie ne sont pas des catégories morales et
esthétiques : ils sont seulement fonction, superstructure de
l’état de l’économie. Face à eux je me
réfère à l’un d’entre eux :
à Lassalle[1] et
son intelligence noble, sa culture classique, à la célèbre
plaidoirie de Lassalle, ce petit chef-d’œuvre, qui fut la
première rédaction des droits fondamentaux et de la vocation
historique du quatrième ordre. Lassalle y a au moins tenté
d’exiger cette vocation et ce droit, non seulement au nom de la
nécessité, mais au nom de la loi morale. Qu’il ait eu
raison ou non, il clamait que l’ouvrier, l’homme pauvre, est mieux
apte à exercer le pouvoir avec bonté et
générosité, parce que l’homme pauvre, par sa
condition, mais aussi par sa nature, est meilleur et plus
généreux que l’homme riche (c’est pourquoi il est
resté pauvre).
Mais qui
défendra les riches contre cette grave accusation ?
Au premier
instant on croirait que c’est la raison et l’intelligence. Tu
dirais : cet homme est né riche, il n’avait pas besoin de se
battre pour vivre, de lutter, de devenir brutal dans le combat, de
s’avilir – il pouvait se permettre de développer en lui le
talent de sentiments et de passions plus nobles et plus fins, de devenir au-dehors
et au-dedans un homme plus parfait, plus tolérant. Il pouvait se
permettre de garder purs et sensibles son cœur et son âme, cet
organe de perception psychique de la compassion, pour une meilleure jouissance
de l’amour… Son poète n’est ni Zola ni Gorki, son
poète est Dickens, qui croit en la force rédemptrice de la
bonté…
Et
voilà, il est encore là, Dickens !
Je vous le
disais, mon rêve était confus.
Comment
c’était déjà ?
Monsieur Dorrit… Prison pour dette…
On a
versé cent bateaux de café dans la mer… Régulation
des prix… Des millions de gens auraient pu boire gratuitement ce
café…
Non,
non… Je n’ose plus réfléchir… Je n’ose
plus approfondir ma pensée… Ayez plutôt raison, vous,
Monsieur Kovács.
Pesti Napló, le 21 juin 1931.