Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
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PETITS BILLETS
Pensée
De mon temps de soldat réserviste,
pendant les classes.
On nous initie à l’art du
maniement des armes, au camp de Piliscsaba.
Les nouvelles recrues piétinent,
groupées en petites équipes. Chaque équipe est
confiée à un sous-officier.
Ces sous-officiers font preuve pour le
moment d’une certaine patience.
On ne peut pas souhaiter que nous comprenions tout du
premier coup. On n’en est pas encore au grand principe militaire
« exiger l’impossible pour obtenir le possible » -
une autre méthode de la sage pédagogie s’exprime pour
l’instant : l’instructeur tâche d’établir
le contact avec les recrues.
Il en découle que Monsieur le sergent
instructeur Hérold prend des gants pour tâter sa petite
équipe. Il est toute douceur et compréhension. Il choisit un ton
individuel avec chacun, nous ne sommes pas encore fondus dans la Grande
Unité. Il s’arrête ici ou là devant
l’alignement rangé au garde-à-vous, rectifie une tenue en
passant, il distribue des conseils sur la position des pieds ou des mains, il
nous apprend à marcher, comme un bon père. Il n’en veut pas
à celui qui ne comprend pas tout de suite : ce ne sont encore que
des imbéciles de pékins, comment pourraient-ils comprendre. Il
essaye de jauger chacun selon son métier. Il demande même à
l’un ou l’autre ce qu’il fait dans le civil, pour se baser
sur les notions professionnelles du quidam.
Il s’arrête ainsi devant Silber. Il se
gratte la tête.
- Dites-moi, soldat Silber, qu’est-ce que
vous faisiez dans le civil ?
- Étudiant en philosophie, Sergent.
- Alors ça va. Savez-vous, soldat Silber,
ce qu’est une pensée ?
Silber est étonné, il rougit même
un peu.
- Oui, Sergent… je crois… je le sais,
Sergent.
- Alors dites, c’est quoi ?
Silber réfléchit un peu, fronce les
sourcils, puis lentement, avec un entrain allant crescendo se met vivement
à expliquer comme s’il passait un examen.
- La pensée, Sergent… euh… la
pensée selon Thalès est un corps à l’état
gazeux… elle est anima substancia… Anaxagore et ses disciples
prêtent à la pensée une origine divine… Socrate et
Platon nomment ainsi la conscience des relations provenant de la reconnaissance
du Logos, c’est-à-dire la Loi… Aristote déduit la
pensée de la sagesse de la nature par laquelle elle se contrôle
à travers l’homme… Kant la considère comme une
donnée a priori, comme une réalité privée que
l’on ne peut pas construire à partir de l’expérience,
tandis que les matérialistes y voient la résultante d’un
effet d’ensemble qui provient du fonctionnement du système
nerveux…
Monsieur le sergent instructeur Hérold fait un
geste méprisant.
- Bon, ça suffit, je vois que vous savez.
Alors tirez un coup sur la bretelle de votre arme et poussez-la d’une pensée plus en
arrière.
Tel est pris qui…
el est pris qui croyait prendre – qui creuse un trou
pour un autre, tombe dedans – ce proverbe simple est en fait la base et
l’axe central de toute loi morale. C’est la pierre d’achoppement
du savoir : suis-je un homme bon ou mauvais. – C’est à
cela que s’ajuste en moi l’impératif
catégorique. De l’histoire de ce seul proverbe on pourrait
construire l’histoire morale du monde.
Jadis, aux temps bibliques, le sens premier
de ce dicton était que le méchant avec son prochain, fait une
mauvaise affaire – donc nous ne devons pas mener de mauvaises actions,
tâchons plutôt de faire le bien.
Apparemment, cette moralité, n’a pas
été dûment prouvée par l’expérience.
L’esprit nationaliste du dix-huitième siècle a
commencé à se rendre compte que depuis que la loi existe, les
gens tendaient vraiment des pièges à tout bout de champ les uns
aux autres ainsi qu’à eux-mêmes – mais où sont
les statistiques pour témoigner que les mauvaises actions ont vraiment
été punies dans la majorité des cas, et inversement ?
Nous sommes devenus plus modestes, et les temps sont
venus pour une conception défiante, scientifique, objective et
dubitative, qui n’admet que les faits :
Qui creuse un trou pour autrui est un
fossoyeur.
Mais en fait, où en sommes-nous
aujourd’hui avec ce proverbe ? J’y ai longtemps
réfléchi, finalement c’est mon fils, petit écolier,
qui a trouvé la réponse.
Le maître leur a demandé en classe de
trouver des exemples pour ce proverbe. Mon fils a écrit sans
réfléchir, tout naturellement, comme une évidence,
l’exemple suivant :
Un vieil homme fatigué, au dos
voûté, avance dans un pré, une bêche à
l’épaule. Il est croisé par un jeune gars musclé. Il
lui demande : Où allez-vous comme ça, Papi ? – Je
vais creuser un trou, répond le vieillard.
- Allons donc, lui répond le jeune homme
avec compassion, vieux et faible comme vous êtes, vous devez vraiment
creuser ce trou vous-même ?! Passez-moi cette bêche, je vais
le creuser pour vous… (Mon garçon a interprété pour autrui au sens premier.)
Ainsi fit-il, le jeune homme a creusé le trou
pour le vieillard par pure bonté d’âme.
Et il est tombé dedans.
Autrement dit, la formulation nouvelle, moderne, du
proverbe devrait être :
Qui creuse un trou à la place
d’autrui, tombe dedans.
Comprendre : Qui fait le bien à son
prochain… fait mauvaise affaire.
Pesti Napló, le 4 juillet 1931.