Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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histoire

Mirage à travers des lunettes jaunes et bleues

Que se passe-t-il, que se passe-t-il ? Seraient-ce les vagues de l’orage ou les vagues de notre curiosité qui se seraient apaisées ? Les shrapnells ne cessent pas d’exploser autour de Shanghai, mais depuis trois jours les comptes rendus des journaux nationaux et étrangers sont placés dans les pages intérieures, plus à la une, perdus parmi les rubriques quotidiennes ordinaires.

En pacifiste convaincu (nos aimables émules ne sont pas des militants aussi enthousiastes, pour ainsi dire combatifs, de la paix dans le monde que nous l’étions) je devrais être rassuré par ce changement, si on pouvait lire dans ces comptes rendus gris, quasiment soporifiques, moins d’attaques et moins de destructions que celles qui ont hissé les premières nouvelles au rang d’ébranlement mondial. Mais ce que je lis me saisit du même sentiment inconfortable que durant la seconde année de la guerre mondiale, lorsque les journaux s’étaient mis à se plaindre de morte-saison, ne trouvant pas d’autre matière à communiquer que "le nombre de cadavres éparpillés par milliers devant nos tranchées".

 

Car voyez-vous, la une ne dit mot non plus du revers de la médaille. On ne fait pas savoir en communiqués enthousiastes à l’opinion publique révoltée que tout va pour le mieux, on aurait réussi à éteindre le feu : l’ordre du jour de la conférence sur le désarmement a également sauté en arrière, avec l’affaire privée des deux fauves Jaunes, la Mandchourie et ces Japonais, dans les pages que l’on ne fait que feuilleter. À leur place la une est occupée par la réalité qui nous concerne nous directement, les écumes de la vie quotidienne par rapport auxquelles la guerre éternelle et la paix éternelle ne sont que de barbants exercices scolaires, notions abstraites, idées dépassées.

Si un journaliste japonais ambitieux parcourait les quotidiens européens d’aujourd’hui vendredi, il rougirait un peu : nous avons apparemment tout raté se dirait-il, nous n’avons pas réussi, il vaudrait mieux arrêter, retirer cette guerre du programme, nous n’intéressons pas l’univers ; tenez, les gros titres de ce journal, là-bas, traitent de petits cambriolages et de ridicules assassinats commis hier par quelque étameur tsigane – sa photo est si grande qu’il y aurait place pour trois de nos bombardiers transmis par bélinogrammes ; un cambriolage rue Retek, une rixe au couteau aux Trois Corbeaux et le procès d’un facteur de pianos assassin de son épouse ; quel minable cabaret, quel programme d’opérette, le monde mérite-t-il que nous lui jouions notre grandiose tragédie, au prix d’un investissement gigantesque ? Le premier jour les critiques écrivent que c’est du jamais vu, que les conséquences seraient incommensurables, qu’une nouvelle ère commence dans l’histoire de l’humanité ; le lendemain il s’avère que les lecteurs sont bien plus intéressés par le cas de Mademoiselle Trucmuche avec un vil séducteur.

 

Ce n’est pas une plaisanterie : ma conviction justifiée par de nombreuses expériences est que l’occurrence des petits et grands événements n’est nullement indépendante de l’intérêt suscité par d’autres petits et grands événements qui se sont produits antérieurement. Bien sûr, les grandes guerres et les petits assassinats trouvent pareillement leur source dans la nature des choses – mais les adeptes obstinés d’une matérialité historique se trompent lourdement quand ils considèrent que le point de vue que je ne peux pas exprimer autrement qu’en cherchant si un événement est ou a été à la mode, l’a-t-on supposé possible (ou souhaité), est secondaire. Il est hors de doute que certains crimes ont leurs modes – et que par exemple la carrière de Napoléon n’aurait pas été possible sans les exemples de César et d’Alexandre le Grand, les seulement cérébraux ne le croiront pas, mais ceux qui n’interprètent un événement historique qu’avec leur imagination le croiront certainement.

Par contre si cela est vrai, il est évident aussi que commenter ou simplement enregistrer ou rendre public des événements peut être la cause d’autres événements semblables – c’est bien connu, et cela remplit l’illustrateur "simple" de la vie d’un sentiment de responsabilité autrement inconfortable – qu’il soit écrivain ou journaliste. Les épopées héroïques sont tout aussi responsables à leur échelle de l’effusion de sang et de "nos instincts guerriers" que l’ennemi. Et alors, la presse…

 

Eh bien il n’est quand même pas convenable de trahir ma maison et ma patrie.

Mais je divague.

Que la raison d’être, la base et la légitimité de la presse soient "l’événement", c’est une évidence. Que la presse et l’opinion publique doivent exister, c’est évident aussi. La seule question qui se pose ici est de savoir s’il n’existe vraiment pas d’autres "événements" dans le monde que ceux engendrés par la méchanceté et de vilaines passions ?

Et s’il en existe d’autres, est-ce dans leur nature ou est-ce seulement une mauvaise habitude qu’ils n’intéressent pas l’opinion publique ?

Que se passerait-il si quelqu’un tentait de fabriquer un journal dont la une, le jour de la prise de Shanghai et de la vengeance du mari jaloux, rendrait compte de la réussite de Péter Kovács qui, ayant vaincu tous les obstacles, a fini par gagner la sympathie de Gizike Takács, et même les parents ont consenti à leur union ?

Est-ce moins intéressant ?

Ou bien, que le couple Bogár vient d’avoir un enfant et ils s’en réjouissent ?

Pourquoi la mort violente et sanglante d’un homme est-elle plus intéressante que la naissance d’un autre ?

Après tout, la naissance aussi est un événement sanglant et violent – serait-ce moins attirant parce qu’elle est porteuse de joie et non de souffrance ?


Pesti Napló, 14 février 1932.

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