Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
TREIZE MOIS ET UN JOUR
À
propos du nouveau calendrier
’année de treize mois
n’est, en fait, pas une nouveauté pour moi, cette année
dont l’Almanach de Az Est[1] détaille la structure et les
avantages pour informer ses lecteurs. Dans mon enfance (j’avais tout
juste treize ans) nous avons utilisé un an entier ce calendrier
réformé à la maison, au plus grand étonnement et
pour la rigolade des connaissances et des parents : mon père
était un adepte et un émule enthousiaste de la philosophie
positive d’Auguste Comte et il n’était pas homme à
hésiter de réaliser aussitôt dans la pratique quelque chose
qu’il trouvait salutaire et intelligent. C’est ainsi
également que nous avons vécu, six petits orphelins de
mère, pendant dix-huit mois, sur une alimentation
végétarienne hors du commun dans laquelle des flocons
d’avoine importés d’Amérique (quaker-oats), des
fruits africains inconnus, du pain Graham[2], des figues trempées, des roses panées
et des poivrons marinés dans de l’huile et farcis de cœurs de
palmiers composaient le corps du menu. Vint ensuite une année sous le
signe de Sebastian Kneipp, véritable ère glaciaire de la
période préhistorique de ma vie, lorsque tous les matins à
six heures, en hiver également, les six enfants étaient
trempés dans de l’eau à zéro degré – ce
n’était que pour les habituer en douceur car mon père, lui,
se défoulait gaiement en même temps dans un trou
découpé dans la glace du Danube, avant de se rendre à son
bureau.
Mais j’ai sincèrement
apprécié le calendrier de treize mois d’Auguste Comte. Il
énumérait treize mois réguliers de vingt-huit jours, de
quatre semaines chacun, il était inutile de me casser la tête pour
savoir si on était jeudi ou mercredi, puisque le même
quantième du mois tombait toujours sur le même jour : le sept
tombait toujours un dimanche, le neuf toujours un mardi et ainsi de suite. On
pouvait répartir intelligemment l’argent de poche hebdomadaire ;
les deux ou trois jours de disparité maladroite entre comptes
hebdomadaires et mensuels, les demi-semaines et les quarts de semaine,
n’apparaissaient plus. Et, qui plus est, garçonnet
intéressé par la marche des étoiles, je me
réjouissais aussi de ce que je connaissais précisément
à l’avance les quartiers de la Lune, vu que la Lune était
un sous-officier embauché par un modeste employé du
système solaire, la Terre, par tranches de vingt-huit jours.
Mais ce que je préférais le
plus, c’était le nom des jours et des mois, différents du
dehors, dans la vie et à l’école. L’année
selon Comte baptisait les jours et les mois d’après des grands
hommes et des notions empruntées aux dictionnaires des idéaux
humanistes, dans l’humble foi de l’omnipuissance du dieu homme. Je
déchiffrais avec prédilection ces noms et ces mots dans le
calendrier suspendu au-dessus du bureau de mon père, je liais
connaissance avec les esprits et les idées progressistes du
dix-neuvième siècle, et quand je tombais sur un nom ou une notion
inconnus, j’avais sous la main les dictionnaires et les
encyclopédies.
Aujourd’hui que ce nouveau projet de
calendrier ressort dans l’actualité, la nomenclature
d’Auguste Comte pourrait sérieusement être
réalisée. Cela dépend encore de l’obstination de
quelques pays récalcitrants, mais à mon avis ils n’ont
qu’à en faire à leur tête, de même que le monde
a laissé l’Angleterre utiliser ses unités de mesure
ridicules et asociales, après la mise en pratique universelle du
glorieux système CGS[3]. Tout en respectant les pieux souvenirs
des religions régnantes, ne pourrions-nous pas profiter de
l’occasion pour rafraîchir les vieilles fêtes (il reste tout
un mois, le treizième, à disposition), et en remplacer certaines
par le nom des nouveaux héros de l’Esprit et de la
Pensée ?
Nous changeons les noms des rues et des
places tous les cinquante ans en moyenne. On pourrait aussi changer les noms du
calendrier tous les cent ans – l’ambition des grands hommes
pourrait être fouettée par la possibilité que le
siècle suivant, en reconnaissance des étapes du progrès et
de l’évolution, remplacerait, mettons, le jour d’Untel
miraculeux par le jour du miraculeux Edison, en l’an 2000.
Puis, n’oublions pas que chaque
année il reste un jour (treize fois vingt-huit font 364) après la
Saint Sylvestre et avant le jour de l’an, ce que le nouveau calendrier
désigne comme le Jour de l’Année (Comte l’appelle le
Jour de l’Humanité).
Un jour spécial, un jour libre,
indépendant des autres jours.
Pas un jour de fête et pourtant pas
un jour ordinaire.
Un jour sans précédent. Ne
pourrait-on pas le consacrer à quelque chose qui, au-delà du
travail et du repos, représente une troisième faculté de
l’espèce humaine et souligne l’unique preuve de notre
parenté divine : nous savons jouer
et expérimenter, voire parfois créer en expérimentant
et en jouant ?
Il y eut six jours de création et de
travail, et l’homme était né : le septième jour
la création et son créateur se reposèrent ensemble.
Ce huitième jour rare appartiendrait
à l’homme seul.
Qu’il essaye, dans sa chambre
d’enfant, d’imiter son maître. Ne pas travailler et ne pas se
reposer non plus : jouer.
Je songe à une sorte de premier
avril grandiose, quand chacun aurait une chance d’essayer quelque chose
de différent de son destin. Je
songe à un gigantesque jeu de loterie auquel tous participeraient
– un jour du hasard où, pendant un jour, n’importe qui
pourrait être premier ministre, diplomate, chef de guerre, capitaliste,
artiste – chacun réaliserait pendant un jour ce qu’il a
rêvé toute sa vie, ce qu’il ferait si c’était
en son pouvoir : il aurait une journée pour voir ce
qu’engendrerait la réalisation de son rêve secret.
Ordinairement nous jouons le grand jeu de
la vie avec les cartes distribuées au moment de notre naissance –
il arrive que quelqu’un parvienne à se maintenir tant bien que
mal, même avec de mauvaises cartes. Mais le jeu serait tellement plus
intéressant et plus varié si chaque année, au moins une
fois par an, on rebattait les cartes !
Pesti Napló, 28 février 1932.
[1] Az Est : journal contemporain.
[2] Le “pain Graham” doit son nom à l'américain Sylvester Graham (1794-1851). C’est un pain de froment égrugé, sans levure ni sel. Le sago est le fruit d’un palmier de Nouvelle-Guinée. Sebastian Kneipp : prêtre catholique allemand, à l'origine de cures naturelles (soins par l'eau froide, les plantes, etc.) portant son nom.
[3] Centimètre, gramme, seconde.