Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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LA QUESTION JUIVE

Une entrée dans la Grande Encyclopédie

Si, dans la Grande Encyclopédie dont je rêve souvent et dont, comme celle du dix-huitième siècle, le but serait de mettre un ordre dans les notions terriblement embrouillées de notre siècle, on m’attribuait la définition du titre ci-dessus, j’avoue qu’au premier instant je me sentirais désarçonné. Non pour la raison que vous pourriez imaginer, que la notion susciterait et engloberait trop d’idées en moi, mais inversement, plutôt trop peu : dès que je la nettoie et la débarrasse des éléments associés qui n’ont rien à y faire, c’est-à-dire de toutes les idées qui composent en général ce genre de noyau complexe et qui ne constituent pas des signes distinctifs caractéristiques.

Il existe également une question japonaise, une question noire, et même une question tsigane : on retrouve là aussi des oppositions, des ségrégations, des jalousies et des malentendus, comme partout où vivent sur une terre prétendument étrangère, des soi-disant ethnies se mêlant difficilement, fortes d’un amour-propre racial, donc se tenant à l’écart (c’est très important ! Comprenons bien : les murs des ghettos ont été construits aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur !).

J’entends la différence dans un caractère difficilement définissable, plus quantitatif que qualitatif.

Le terme "Juif" est bien plus connu, j’allais dire plus populaire ! (du fait des dimensions et du rôle que l’ancien Pays juif a joué dans l’histoire) que le nom des autres races vivant en diaspora. Chacun sait ce qu’il faut entendre par juif : cette notion présente une riche matière à l’imagination. Cette notoriété provient d’une source exceptionnelle et rare : un vieux livre, la Bible, dont les deux parties, l’Ancien Testament et le Nouveau Testament, ne pouvaient pas être séparées lorsque la chrétienté a achevé sa conquête prodigieuse sur l’hémisphère plus cultivé et plus puissant du Globe terrestre. Cela peut paraître bizarre mais c’est l’idéal chrétien, révolutionnaire, qui a rendu la judéité largement connue et intéressante. Il n’existe pas de question juive dans l’Asie bouddhiste et en Afrique noire.

Voilà pour l’explication quantitative de la riche imagination autour de cette notion. L’explication qualitative, ou en un terme technique littéraire et philosophique, la partie morale, est bien plus surprenante.

Certains parlent très sérieusement et écrivent des volumes entiers sur le caractère juif, la morale juive (un des livres les plus intéressants a été pondu par un certain Weininger[1], un génial jeune homme juif antisémite bourré de fantasmes), comme s’ils décrivaient une personne véritablement existante. En artiste que je suis, je ressens comme absurde cette perception de dilettante. Je suis convaincu qu’il y a plus de différence entre deux hommes qu’entre deux races. Le malentendu provient, je crois, de ce que ces gens (l’imagination a besoin d’une personne pour décrire un caractère) pensent aux prétendus archétypes de la race, et n’aperçoivent pas que l’archétype de toutes les races est forcément une figure déformée : dans le meilleur cas elle est comique, dans le pire elle est antipathique.

Le point de départ étant erroné, le résultat sera grotesque.

On entend donc qu’on ne peut pas supporter les Juifs, car ils sont très matérialistes, car ils sont très dogmatiques, car ils sont très courageux, car ils sont très lâches, car ils sont très conservateurs, car ils sont très révolutionnaires, car ils sont très sales, car ils sont très propres, etc.

Je repense à une charmante anecdote de Chesterton dans laquelle il décrit un homme qu’il n’a pas connu, dont on lui a beaucoup parlé. Les grands le trouvaient trop petit, les petits trop grand, pour les blonds il était trop brun, pour les bruns, trop blond, les fantasques l’ont jugé trop sec, mais pour les commerçants il n’était qu’un doux rêveur. À la fin Chesterton suspectait que la personne en question devait être un brave homme normal, très ordinaire.

Eh bien, qu’il soit brave ou non, une chose est sûre, on peut tout dire sur cet homme sauf ce qui, selon la loi de la relativité des âmes, se reflète dans la multiplicité des âmes. Si on pouvait tout de même lui attribuer un trait particulier, ce serait peut-être sa grande sensibilité : qu’il attribue trop d’importance aux diverses opinions de lui. À la déclaration amphigourique de Léon Daudet, un écrivain français,  selon laquelle seules les femmes juives ont besoin du freudisme, Sigmund Freud répond avec une prudence et une circonspection dignes d’un savant, que selon sa statistique, il a effectivement trouvé parmi ses patientes femmes un grand nombre d’âmes immatures, très sensibles. Quant à moi, pendant que j’observais des scènes antisémites dans des cafés et des restaurants, je n’arrivais pas à me débarrasser de l’impression que ces fêtards hurlants, ces ivrognes antisémites, ne prenaient pas la chose autant au sérieux que les Juifs – il y avait de la moquerie, de la goguenardise dans leur défi, pour ne pas dire une forme brute de désir d’approche, voire de copinage, et il m’est arrivé d’être témoin qu’après les réponses bien senties, tout aussi goguenardes, les deux parties ont fini par s’embrasser.

Bien sûr j’explique tout cela aux observateurs de ce problème, plus cultivés et plus portés sur l’art, qui dans le Juif et dans le non Juif voient un homme vivant. Aux autres, qui séparent ce monde riche et magnifique en deux parties, juive et chrétienne, la seule chose que j’aie à dire en toute modestie est qu’il existe des divisions naturelles et des divisions non naturelles. Une division naturelle peut aussi être par exemple de répartir les gens en hommes à une tête et en hommes à deux têtes, à supposer qu’il y ait déjà eu un homme avec deux têtes. Mais dire par exemple qu’il existe deux types d’hommes : ceux qui ont une verrue sur le nez et ceux qui ont un cor au pied, est forcément incorrect et inutilisable, parce qu’il peut exister un homme ayant à la fois une verrue au nez et un cor au pied, tout comme un autre qui n’aurait ni l’un ni l’autre. Il existe en effet des Juifs chrétiens dans leurs mœurs et dans leur caractère, de même que des Chrétiens juifs, et aussi des gens sans religion.

Enfin, en ce qui concerne les critères moraux très hautement humanistes tels que le problème idéologique de légitimité ou d’illégitimité de l’antisémitisme ou du philosémitisme, j’aurai pour cela une proposition pratique tout à fait modeste. Après que la loi humaine a codifié les normes du bien et du mal de façon tolérable, l’exécution du soutien du bien et de la persécution du mal ne devrait tout de même pas revêtir la forme médiévale de l’exorcisme. Il y en a qui prétendent que les Juifs trichent et volent, par conséquent il convient de les poursuivre. Ne serait-il pas plus simple de vouloir poursuivre les tricheurs et les voleurs en général ? S’il se trouve parmi eux des Juifs, tant pis pour eux !

À mon sens tout ce problème complexe peut être démonté en éléments aussi simples. Ainsi je peux affirmer en conscience que dans cette affaire juive c’est seule la question que je vois compliquée, la réponse me paraît très simple – que chacun la garde en son cœur là où il range les affaires humaines, les bonnes comme les mauvaises.

 

A Hét, 5 mars 1932.

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[1] Otto Weininger (1880-1903). Écrivain autrichien.