Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
soleil
Ravissement
éphémère
Le tout n’a pas duré une minute.
Une miséricordieuse minute de distraction, pendant une minute j’ai
oublié les obligations de la minute précédente, ce que
j’avais à faire dans la minute imminente de ma vie, ce que
j’avais à dire, à penser, comment je devais agir pour
rester en vie dans un milieu hostile.
Brusquement, tel une apparition, le soleil
s’est mis à briller intensément, pendant que je descendais
la rue Ménesi, un jour de printemps, devant des tapisseries bleu cobalt
– en même temps un petit vent tiède s’est levé.
C’est peut-être cela qui m’a étourdi, un peu de
chloroforme cosmique devait être mêlé à la brise,
engourdissant et paralysant la Conscience conditionnée pour agir, et
l’Âme s’est libérée de quelque part un court
instant, de derrière la vie individuelle, la conscience, l’espace,
le temps.
J’aimerais essayer de décrire
cette sensation, a posteriori, dans la mesure où je me la rappelle,
comme j’avais aussi essayé de me rappeler les derniers instants
d’éveil le jour où on m’a endormi réellement
avec du chloroforme. On sait que ces substances paralysantes du système
nerveux ne font pas qu’étourdir, en même temps elles
excitent, elles accélèrent les associations d’idées,
avant l’endormissement de la conscience.
Bien sûr on ne peut que balbutier,
chercher péniblement des comparaisons en paroles du langage humain
construit à une fin utilitaire, qui ne compte que le nombre de briques
nécessaires pour communiquer des messages pratiques. La poésie,
instrument de musique inspiré d’emportements, ne possède en
réalité pas un langage séparé, ceci cause, quand on
en a besoin, une angoisse semblable à la langue collée au palais
pendant un lourd sommeil.
La musique peut-être, mais je ne suis
pas connaisseur, et je n’ai pas de violon non plus.
L’essentiel de la minute, je crois,
ce fut une sorte de grande clarté. Mais non la clarté du soleil
que nos livres de sciences naturelles nous ont fait connaître
d’expériences du passé, comme la résultante
habituelle d’images superposées.
Comme si nous nous éveillions pour
la première fois : c’est cela l’essentiel. Une telle
minute est une naissance, chaque fois, une renaissance, non la mienne car je
suis conscient de moi-même et je me souviens de tout, et tout est
prêt en moi. Je suis et j’existe, et tout à coup, par
hasard, accidentellement, sans raison et sans but, de
l’éternité sombre de mon existence et de son ordre fatal
naît le Monde Extérieur.
Un enfant merveilleux. Je
l’accueille, ravi, enchanté, ébahi. Un miracle. Il
n’a jamais existé et maintenant il existe. Moi j’ai toujours
existé, mais le Monde n’a pas toujours existé, et la
monotonie ennuyeuse et sans illusions de mon existence en a d’un coup
reçu un sens heureux. C’est un hasard heureux qui l’a rendu
possible.
Car – tout devient si évident
et si simple dans cette clarté – tout n’est que pur hasard.
C’est ce qui y est si beau.
Quelle aventure divine, exaltante et rare,
penses-y, est celle à laquelle nous sommes ainsi
mêlés !
Deux personnes marchent devant moi, leur
ombre nette et noire bouge. L’ombre des maisons est tout aussi nette, et
au-delà des ombres, la lumière jaune et ardente.
Je lève les yeux et je
découvre la source de cette lumière, le disque igné
là-haut. Il éclaire et il chauffe, il est à la fois
poêle et lampe et comme il est vigoureux ! On dit qu’il est
loin. C’est ridicule. Ici-bas, tout près de nous, quand descendent
la nuit et le froid, nous frissonnons, recroquevillés, à côté
de ses pâles petites imitations – on ne peut même pas les
mesurer à la même aune, aucune d’entre elles, n’a
cette richesse et cette abondance.
Pourtant leur essence est la même. Il
est une grande lampe et aussi un poêle, mais surtout une lampe, un
plafonnier étincelant suspendu à la voûte céleste.
Quel effet de scène, spectacle colossal, réclame et feu
d’artifice, une manifestation solennelle, une merveilleuse mise en
scène ad hoc – et sommes-nous capables de ne pas y concentrer
toute notre attention quand il est là, et de jouer du
théâtre, du cabaret ? Tu me diras, en haussant les
épaules, nous en avons l’habitude. Peut-on avoir l’habitude
d’une chose pareille, simplement parce que c’est gratuit, pendant
la courte durée d’une vie humaine ? Observe les yeux
éberlués d’un nourrisson, son menton ébahi, quand il
le découvre pour la première fois. Ou imagine-toi vivant
jusqu’à l’âge de trente ans sous la pâle lueur
boréale, s’il surgit tout à coup à l’horizon.
Mais comment l’avons-nous
acquis ?
Je ne trouve pas d’autre mot, je dois
me répéter : pour nous c’est une aventure merveilleuse
de nous trouver si près de
lui, quelle chance, quelle distinction, d’être assis dans les premiers rangs de la salle,
sous les feux de la rampe, presque en haut sur les tréteaux, où
se joue cette brillante représentation.
Penses-y. Dans la béance froide et
sombre de notre Système universel (ce qu’on appelle
l’univers galactique) quelques points éloignés
incandescents brillent à des distances désolées.
S’ils se voyaient les uns les autres, chacun ne serait qu’une
minuscule étincelle grande comme la pointe d’une aiguille. Dans
l’infini déshérité ils n’apportent les uns aux
autres ni lumière ni chaleur.
Mais, autour de certains d’entre eux,
dans leur proximité immédiate, presque collés contre,
tournent quelques boulettes écervelées. Une nuée de
moucherons autour de la lampe, ils cognent leurs ailes au verre protecteur du
disque ardent, sous la pression des rayons.
Et penses-y, la spore dont tu es sorti,
virevoltant parmi un nombre immense dans les tourbillons du froid et de
l’obscurité, tu as été béni d’une
opportunité miraculeuse – le gros lot, un seul billet de loterie
sur les milliards de billions ! – une chance aveugle qui l’a
jetée sur le dos d’un de ces moucherons, que tu as ensuite
baptisé la Terre !
Et maintenant tu peux le voir de si
près que l’ongle de ton auriculaire, si tu le soulèves,
dessine une ombre nette sur le mur !
Aventure divine ! Divin hasard !
Quel bonheur !
Et pourtant tu te plains si ton billet
n’a pas été tiré à la loterie de la semaine,
et maintenant tu ne sais pas ce qui t’attend demain ?
Demain ?
Le Soleil se lèvera demain aussi
– ne le comprends-tu pas ? Et il éclairera encore : te
faut-il plus pour trouver ton chemin ?
Pesti Napló, 20 mars 1932.