Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Le chant des fileuses

 

 

« Le chant sonne chez les fileuses

Seigneur, depuis que je l’écoute

Je repense à ma jeunesse

Et je pleure mon bonheur depuis longtemps perdu… »[1]

 

Je suis un mauvais garçon, je suis un gaillard hongrois, un vrai Hongrois, personne ne peut l’ignorer, et cela fait que j’aime bigrement le joli chant hongrois dans sa tristesse. Le Tsigane, quand il me demande quelle est ma chanson préférée, eh bien je désigne toujours celui-ci, ou bien comment je devrais m’exprimer mieux ? Respectons qui de droit, je ne veux pas ressembler à cette piétaille d’écrivailleurs destructifs dont, mon oncle Pista le dit si bien, ni le corps ni l’âme ne prend racine dans notre race.

C’est ainsi qu’arriva que lorsque l’autre matin je me laissais aller à ma tristesse dans mon petit café-taverne (voyez : « Déjà Bendegúz revint dans son café », de La Chute de Buda[2]) ici au bout de mon village, ne voilà-t-il pas que mon compère, directorial quelque part dans l’autre pâté, saute de sa charrette à essence, et ne voilà-t-il pas qu’il s’assoit à côté de moi pour une dosette de chicorée. Je lui dis, où allons-nous, lui qui dit, je fais un tour chez les fileuses ; je lui dis, quelle belle idée, ça ne manque pas les jolies filles là-dedans, je m’y engouffrerais bien moi aussi – lui qui dit, elles ne manquent pas, venez donc avec moi, un deux trois, nous irons au bois, et faites-y flamber vos bougies, pour voir à quoi ressemble la chambre des fileuses de nos jours, dans notre monde transformoratoiresque, car c’est justement là que je serai le directeur, tiens donc, lui dis-je et je crache un coup, j’en ai même sculpté avec mon canif, en bien pointu, allons-y, n’hésitons pas, et je n’ai pas tardé à sauter au cul de la charrette, et les six beaux chevaux-vapeur du moteur à essence se sont lancés au trot.

Nous trottons, trottons, nous finissons tout de même par nous arrêter. Tout à coup je vois qu’il est écrit sur un hangar monstrueusement grand, en lettres énormes, que c’est la fileuse et aussi la tisseuse et aussi des cotons et même industrie, tiens donc, alors soyons industrieux, et nous commençâmes alors à prendre tout notre saint-frusquin pour nous extraire de la charrette. Un ingéniaire ne tarda pas à apparaître et ouste il nous pria de nous transporter à l’intérieur. Je dis, où sont donc les belles en jupons, elles viendront aussi, qu’il dit, c’est ça que vous devez voir d’abord. Il nous introduit dans une grange colossale, remplie de machines monstrueuses, et au-delà des machines, plein de tas blancs grands comme autant de petits Monts Gellért, édifiés des meilleures ventes pour faire de douillets édredons. Dit l’ingéniaire, c’est du coton d’Argentine, du coton brut, qu’il dit, c’est de la ouate, je rectifie son mot en bon hongrois, si vous voulez, qu’il dit. Alors je vois qu’on farcit les machines de tout ce coton, comme les batteuses, qui alors battent et retournent la récolte ; on peut même voir par une petite fenêtre ce qui passe dedans. Une fois qu’il sort, il est blanc comme la batiste, tendre et fondant comme la brioche. Mais ça ne fait que commencer à chauffer, nous entrons dans une autre grange, là quelque trois cents machines d’une autre sorte s’échinent à cliqueter, des machines à cent pattes, et toutes leurs cent pattes gesticulent comme celles du faucheux. Comme je les regarde, là sous mon nez, elles écrasent le coton en nuage de voile transparent comme la chemisette de la princesse fille du roi ou un joli cirrocumulus de printemps. Cent autres pattes reprennent ensuite le voile pour l’enrouler, il deviendra comme un long ver de terre mou sans queue ni tête, purée, saperlipopette, je me dis, ça ne rigole pas ici, où vont ramper tous ces orvets ? Mais déjà on m’emmène dans une troisième grange si grande qu’on n’en voit ni le début ni la fin, mes oreilles en ont la berlue, tellement hurlent et crient là-dedans un millier de longs fauves écervelés, chacun à mille pattes comme dans le conte. Où diable m’ont-ils entraîné ceux-là, je me dis, ce n’est pas une salle des fileuses c’est le dévidoir pourri de l’enfer, la danse du diable, celle que ma vieille grand-mère me racontait autrefois dans ses histoires, près du rouet. Pourtant nous sommes justement au beau milieu de la salle des fileuses, mon cher rédacteur, dit ce coquin d’ingéniaire sorcier (mais il devait s’époumoner pour que je l’entende), ouvrez grand les yeux, regardez tous ces bras et ces pattes qui transforment les gros boudins en de minces fils, puis les enroulent, regardez ces quenouilles, il y en a plus de dix mille. Moi j’ouvre de grands yeux, parce que c’est un fait, toutes ces quenouilles tournicotaient comme des toupies, si vite qu’on les voyait à peine, mais je ne voyais guère de gens non plus, çà et là lanternait un mécanicien enfumé, même celui-là n’avait presque rien à faire. Où sont donc les belles filles, je voulais demander, mais déjà on me traînait plus loin, à travers des porches et des caves, dans une grange encore plus grande. Ici, dès la porte j’ai fait une reculade, tant faisaient de musique ces moulins de l’enfer. Eh bien, c’est là qu’on tisse la toile, la soie, la belle percale à motifs et les laines, même les cravates, dit l’ingéniaire, et c’était juste. Sur ces machines folles, quantité de fils blancs ou de couleur sont tendus dans le sens de la longueur, et là on voit un petit bateau qui va et vient à travers entre les fils, tantôt dessus, tantôt dessous les fils tendus, c’est comme ça qu’on fait des tissages, que le bon Dieu mette là où il veut celui qui a concocté cela et qui devait avoir une tête bien grosse, j’ai même demandé à l’ingéniaire si ce n’était pas István Bethlen ou Károlyi[3], car c’est d’eux qu’on prétend qu’ils ont été des hommes bien intelligents. Non, il dit, c’était un Engliche, ben respects, il est même pas devenu préfet, à quoi ça lui a servi toute cette intelligence ?

J’ai vu ensuite beaucoup d’autres choses merveilleuses, j’avais l’impression que le monde tournait avec moi, comme si j’avais été attrapé par une de ces machines pour m’enrouler en fil. Ce qui m’a plu le plus c’est la cardère de tissage qui sert à déchiqueter le tissu pour le rendre pelucheux. Après la neuvième grande grange je me suis entêté, non, je n’irai pas un pas plus loin, j’ai dit, montrez-moi d’abord, compère, où sont les filles, où vole le chant, puisque nous sommes chez les fileuses.

Il sourit sous l’emplacement de ses moustaches et me fit monter à l’étage.

Eh bien, merveille des merveilles, elles sont là réellement, debout devant de longues tables, les mignonnes proprettes, jolies à croquer, elles emballent la soie, la toile, à vive allure. J’étais sur le point de remarquer que je voyais bien des filles mais je n’entendais point de chanson, quand tout à coup une belle voix chagrine retentit de quelque part ! La voix d’un vrai gars hongrois, hardie, rythmée. Un Tsigane l’accompagne même, doux amer,  en brodant dessus au violon. Je regarde autour de moi, je cherche le gars et le Tsigane, je ne vois rien sinon une grande meule ronde sur le mur.

L’ingéniaire est là pour m’expliquer.

- Vous savez… la culture ouvrière moderne. Un appartement propre, du sport, des loisirs, tout organisé par l’usine. Comme vous pouvez constater, nous avons même prévu la radio, l’expérience montre qu’au son de la radio le travail avance avec plus de fraîcheur. Il me semble que c’est une soirée de chansons qu’ils nous servent depuis le studio.

Je dresse l’oreille… Merveille des merveilles, le gars est justement en train de chanter ceci :

« Ma mère ne pleurez pas,

Commandez un cercueil pour votre fils… »

Puis, depuis le début :

« Le chant sonne chez les fileuses… »

D’après les dires du speaker, c’est un certain Szedő qui a chanté que Dieu devait lui dorer la gorge. Je me suis affalé sur une des machines d’emballage, j’ai poussé mon chapeau sur l’oreille pour bramer moi aussi l’amertume de la vie dans la chanson, pousse-la, Tsigane, vas-y donc ! – parce que moi aussi je pleure mon bonheur depuis longtemps perdu, ma jeunesse quand la tête chaude je m’adonnais à la poésie, au lieu d’apprendre ce brave et beau métier du textile, maintenant je pourrais être moi le directeur ici (ce n’est pas rien !) dans cette coquette filature hongroise de cinq mille ouvriers, qui fait tourner des milliers de quenouilles, qui tient tête à des usines anglaises et tchèques, qui livre de la soie artificielle en Australie, où le chant sonne si bien, mon Dieu, depuis que je l’écoute.

 

Pesti Napló, 12 mai 1932.

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[1] Chanson populaire. L’écouter.

[2] Ballade de János Arany (1863).

[3] István Bethlen (1874-1946) ; Mihály Károlyi (1875-1955). Premiers ministres.