Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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« Vous Êtes victime d’un accident… »

Le tact français

Le président est mort, vive le président. Et parce que les miracles n’ont qu’un temps, je sens toute réflexion en rapport avec le destin fatal du président Doumer assassiné presque en retard.

Au demeurant, on a écrit sur lui de nombreuses monographies intelligentes et pertinentes, même en hongrois grâce à mes confrères talentueux. Qu’il me soit permis de profiter de l’occasion et de m’accrocher à un épisode de cette catastrophe malheureusement banale et d’asticoter un peu "l’esprit français" tant admiré chez nous.

J’avoue que je n’aime plus les Français ces temps-ci. Dieu sait pourquoi. Le fameux goût et l’esprit et le tact français me font, tout compte fait, après beaucoup d’expériences désagréables, un effet inversé. La brutalité, l’égoïsme et la sauvagerie innés de la nature humaine transpercent je ne sais comment, vus par les yeux du perdant, sur les broderies élégantes et plaisantes qui habillent la surface des conventions françaises.

On dirait que ces défauts humains très communs remontent plus près de la surface dans l’âme française : grattez un peu et ils se révèlent.

 

*

 

Deux images.

L’imbécile d’assassin, après avoir été bien tabassé, est porté dans l’escalier. En bas il est attendu par une foule de badauds, davantage intéressés que révoltés, les appareils de photo cliquettent, "l’impressionniste" français aime bien tout observer.

En haut de l’escalier, un écrivain français. Je dis bien : un écrivain. Descendant d’un des plus grands humanistes du monde.

Il hurle : « Voici l’assassin ! Battez-le à mort ! ».

« A right word on the right place », vraiment. Capable de réveiller en un instant l’atmosphère du deux septembre de la Place de Grève et celle des lynchages en Arizona.

Cela ferait un bel effet et ce serait peut-être moral dans la bouche d’un soldat ou d’un tribun populaire.

Mais il s’agit d’un écrivain, d’un aristocrate de l’esprit et de l’intelligence. Et qui plus est, le jour des écrivains : à la fête du livre.

 

*

 

Pauvre et brave petit bourgeois français, Monsieur le président Doumer, il revient à lui pendant une minute dans son agonie. Les yeux brisés il regarde autour de lui dans la salle d’opération.

Doumer. L’honneur et le patriotisme incarnés. Ses quatre fils sont tombés au champ d’honneur. Il a soixante-quinze ans. Pendant toute une vie, sans douter et sans hésiter, il a servi avec enthousiasme un Idéal que sa conscience place au-dessus de tout : la foi en la grandeur et la perfection de l’esprit français, la prédestination presque divine du génie français, modèle pour l’humanité.

Maintenant, à la dernière étape du parcours de sa vie parfaite et exemplaire, que pourrait-il faire d’autre, ce Français patriote, que pourrait-il demander d’autre, de plus digne, à son médecin :

- Docteur, je ne vous demande qu’une chose : ce n’est pas un Français qui m’a tué, n’est-ce pas ?

La question est claire, simple, compréhensible, presque classique. Une question d’homme mûr qui se rend compte à cet instant que sa destinée est accomplie. Il sait qu’il doit mourir, cela ne le chagrine pas trop. Sa vie a été complète, riche en souffrances et en satisfactions. Il a soixante-quinze ans. Il entrevoit sa fin : pour lui une mort glorieuse face au crime honteux envers la folle main tendue. Faut-il chercher une fin plus digne, plus absolue ? Une seule question l’inquiète ; si la réponse est telle qu’elle n’ébranle pas sa foi, il fermera les yeux, heureux, dans l’ivresse d’une félicité au paradis. Ce n’est pas une main française, n’est-ce pas, qui l’a assassiné ?

Et que répond le médecin, ce Français génial, spirituel, nourri au sein français classique, réalisant la grandeur du moment ?

Il répond :

« Vous avez été victime d’un accident d’auto. »

 

*

 

Tu en restes pantois, bouche bée.

Qu’est-ce que c’est ? Pourquoi ? À quoi bon ?

Pourquoi fallait-il asséner ce mensonge infantile et stupide à un homme sain d’esprit de soixante-quinze ans, dont la question prouve qu’il voit clairement la situation, qu’il a fait ses comptes et ce n’est pas la peur puérile et de vieille femme neurasthénique de la mort qui le tourmente, mais l’unique problème d’un homme qui a dépassé la vie des instincts, au-delà de sa vie individuelle et passagère, un problème qui n’est pas individuel, qui est donc presque immortel : la société. Cet homme par ailleurs ordinaire et médiocre a su produire au seuil de la mort quelque chose d’extraordinaire : il craint pour sa patrie plus que pour lui-même. Et alors le médecin répond :

« Vous avez été victime d’un accident d’auto. »

Qu’est-ce que c’est ? Pourquoi ? À quoi bon ?

Tendresse ? Compassion ? Tact ? Pieux mensonge ? Discrétion de ne pas révéler à la personne que je sais qu’il sait que je sais, qu’on lui a tiré dessus et qu’il va mourir ? Quelle délicatesse, Monsieur le Docteur ?![1] Ou, tout simplement de la "bienséance", de l’étiquette et de l’élégance française, pirouette et menuet psychiques français, danse et commodité mentales pour lesquelles cette glorieuse nation a toujours brillé – étiquette et belles manières, élégance de ne pas parler de corde dans la maison d’un pendu, même si c’est le pendu qui met la corde sur le tapis, parce qu’il importe terriblement pour lui, plus que sa vie, de savoir en quoi était faite cette corde, puisque c’est pour cela qu’il a sacrifié sa vie – que cela ait été une idée fixe ou non, c’était bien pour cela ! Ou rien de tout cela, mais simplement l’esprit français étincelant, un bon mot, une pensée à la Talleyrand, cachée, l’art pour l’art, un calembour pour un mourant, "pour que ce soit plus difficile à deviner" – une devinette accompagnée d’un clin d’œil : alors, que s’est-il passé, Monsieur le Président, devinez[2] ! Moi je dis, un accident d’auto, vous, vous dites quoi ? Vous avez droit à trois réponses !

Pourquoi ? À quoi bon ? À quelle fin ? Qu’est-ce que c’est ?

Il ne peut quand même pas s’agir de tact, parce que pourquoi serait-il plus beau ou plus glorieux de se faire écraser par une voiture, que se faire tirer dessus par jalousie ? Il ne peut pas s’agir de discrétion non plus, puisque le mourant savait ce qui s’était passé – d’esprit non plus, puisqu’il aurait été plus spirituel de dire qu’un météorite lui est tombé sur la tête – alors quoi ?

Je soupçonne qu’il s’agit d’une simple et pure ânerie. L’ingénieux esprit français n’a tout simplement pas su retomber sur ses pieds. Il fallait dire quelque chose, or la réponse simple qu’on lui demandait, c’est-à-dire la vérité que ce n’est pas un Français qui a tiré, on ne pouvait tout de même pas la dire. N’importe qui, même un Boche barbare et imbécile est capable de dire la vérité. Un Français spirituel ne peut jamais s’abaisser, ne peut jamais être à tel point à court d’idées qu’il soit contraint de dire la vérité crue et brutale. Donc, Monsieur le Président, vous avez été victime d’un accident d’auto – quelle différence ! Maintenant vous pouvez mourir tranquillement et élégamment, nous n’avons pas fauté contre l’étiquette, ni moi ni vous.

Pauvre Doumer, lui-même n’était pas un homme d’esprit, mais personne n’attendait cela de lui, après la reconnaissance de toutes ses autres qualités, surtout à un pareil moment. En revanche, il est presque dommage que ce ne fût pas Briand qui était à sa place. D’une part parce qu’il aurait bien aimé y être, d’autre part parce qu’il était déjà mort, cela lui serait égal. Mais Briand, lui, était un homme d’esprit, il aurait certainement répliqué quelque chose avant de mourir à la réponse géniale du médecin plein de tact, dans le style :

- Merci pour l’information, Docteur. Par gratitude pour votre franchise je vous dirai moi aussi la vérité en homme : on vous a fait tomber sur la tête quand vous étiez enfant. Entre nous deux, je crois que c’est moi qui ai plus de chance : je meurs l’esprit intact, suite dudit "accident d’auto" – tandis que vous… vous… euh… vous restez en vie… Mes respects, Monsieur !

 

Pesti Napló, 15 mai 1932

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[1] En français dans le texte

[2] Id.