Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Écrivains en tas
En marge
d’un congrès du Pen Club
Le connaître te
décevrait,
Son
esprit mésestimerais.
János Arany[1]
Ex abrupto, première impression, tel que
je revois ces cinq journées aventureuses : ils me sont tout de
même très familiers.
Au-delà de tout, c’est ce qui
prédomine. Dans leur attitude réservée, dans leur
générosité, leur curiosité, leur affection, leur
orgueil et leur vanité et leur compassion fusionnelle : des hommes
très familiers pour nous autres écrivains, pour nous, pour moi,
les uns pour les autres – mieux connus que frères ou cousins.
Ce qu’ils rappellent le plus
c’est le vieux camarade de classe qui surgit dans la rue et te rit
à la figure : tu ne me reconnais pas ? C’est moi,
Skurek. Et tu rigoles, heureux, et tu te jettes dans ses bras :
Skurek ! C’est toi ? Est-ce que tu te souviens…
C’est ainsi que je les ai
embrassés, le premier soir au Fészek[2], des hommes d’âge mûr,
grisonnants, tout rires et clins d’œil, des hommes jeunes, toutes
les nations, ils ne s’étaient encore jamais vus en chair et en os
– et pourtant c’est ainsi que nous nous sommes embrassés,
avec ce rire d’anciens élèves : oh, c’est vous ? also
Sie sind das ? that’s
You ? siete voi ? Et déjà les conversations
démarrent : vous vous souvenez de ceci, vous vous rappelez
cela ?
Des collégiens. De vieux
collégiens, d’éternels collégiens, vieux de six
mille ans, ils ont l’âge de leur école : la culture de la parole a six mille ans
d’âge en ce monde. De bons élèves, de mauvais
élèves, ils ont tous fréquenté la même
école, même s’ils l’ignorent. Un soir je suis
resté en tête à tête avec un charmant poète
allemand, nous avons bu du Bikavér dans une taverne de Buda, nous avons
ri de bon cœur, et sans même nous en apercevoir, nous parlions
soudain de Socrate, Pindare, d’Ulrich von Hutten, de Goethe, en larges
gestes, d’un air supérieur, entrelardés de citations
enchanteresses. À l’instar de vieux lycéens qui se
souviennent des conseils et des humiliations, des décennies après
le baccalauréat.
En même temps, tout le contraire
aussi. Une distance énorme, un "halo" infranchissable entoure
chacun d’eux. Puisque chacun d’eux, même les moins
célèbres, est un monde à part : la constellation, la
Voie Lactée édifiée selon leur propre loi, d’une
idée fixe, d’un "ego" central – on ne peut pas les
imaginer autrement dans l’espace qu’à grande distance les
uns des autres. Cette fois ils sont tombés les uns sur les autres, ils
font quelques pas gauches et gênés ensemble, ils s’envoient
des sourires polis : des albatros à bord du navire. Ils se savent
ridicules ainsi, arrachés à leur milieu, à la solitude de
l’écrivain, à l’entourage naturel de leurs lecteurs.
C’est une espèce d’homme étrange, solitaire, la plus
bruyante, la plus sociable, la plus encline aussi à la
déclamation. Le regard de chacun recèle ce clin d’œil
si proche et pourtant si distant du "marin", à quoi on
reconnaît l’écrivain : nous en avons pris
l’habitude, quand nous rejetons brusquement en arrière notre dos
penché au-dessus de la feuille de papier, la plume figée en
l’air, deux centimètres au-dessus de la feuille, prête
à s’abattre – nos yeux à demi fermés, glissent
distraitement par la fenêtre, au-delà des toits des maisons, de la
voûte céleste et du monde, vers le lointain, nous sommes à
la recherche d’une épithète, d’un mot autre,
d’un mot nouveau, pas celui dicté par la tradition et les
conventions.
Bergson nomme cela la distraction.
L’artiste, d’après lui, diffère des hommes normaux en
ce que dans les objets et les phénomènes se trouvent des
composants dont il n’aperçoit pas seulement ce qui est en rapport
avec l’intérêt de survie de l’homme normal : il
oublie ce qui est utile est nécessaire pour lui, et il s’occupe de
ce qui ne le regarde pas. C’est ainsi qu’il découvre
l’essentiel.
Comparez-le au savant de
Madách :
Toujours à rêvasser,
Tu as laissé ton troupeau
s’égailler ![3]
Eh oui, les bovins
s’éparpillent.
En revanche, dans le même
texte :
Il t’a semblé tel au milieu
des anges.
Dans sa propre sphère, il est fort
et fier.
Mais avec toutes ces langues, c’est
terrible. Nous avons beau nous comprendre à demi-mot et par gestes
– un mur rigide se dresse autour de nous et ne percent ce mur que des
mots bruts, vulgaires, conventionnels : le mot choisi et pertinent reste
en deçà. Effectivement, puisque dans notre langue maternelle nous
avons constitué un glossaire personnel pour exprimer ce que nous avons
à dire, il faudrait toute une vie pour le créer dans une autre
langue. Même l’écrivain le plus polyglotte ne sera jamais
aussi à l’aise dans une langue étrangère qu’un
garçon de café ou un guide touristique. À quel point nous
ressentons cela, nous, les heureux baragouineurs de l’anglais, langue
universelle ! Ma conversation avec un charmant dramaturge, Mr. Ould[4] (il ressemble à Jenő
Tersánszky) s’est limitée à quelques phrases badines
et complices, pour caricaturer notre impuissance : « Budapest is a nice town on the both
sides of the Danube » et « We Hungarian are a chivalrous and hospital people ».
J’ai en revanche mené une
longue conversation approfondie avec Mr. Bradley, je ne sais pas dire avec
certitude sur quoi on a fini par se mettre d’accord : si
j’allais lui rendre visite à Londres et nous écririons un
poème lyrique sous le titre de "Mon âme" ou si lui
comptait s’expatrier en Australie, pendant que moi je fondais une usine
de brosses et je lui livrerais des brosses made in Hungary.
Oui, des êtres doubles : une
notion abstraite, un Idéal cramponné obstinément à
l’Infini, et un cher et ancien camarade de classe plus ou moins
intéressant ou amusant. Pour cette même raison, si j’en ai
été retenu par la pudeur, qu’il me soit permis de remercier
maintenant Mr. Galsworthy[5] pour
Oui, nous ferons la paix dans le monde. Pas
ensemble. Un de nous, seul, entre quatre murs. En se penchant au-dessus
d’une feuille de papier, comme le savant au-dessus de sa cornue, qui
cherchait l’or et a inventé la poudre à canon. Nous avons
déjà un but, surtout nous, Hongrois. Nous ne cherchons pas
l’or.
Pesti Napló, 22 mai 1932.
[1] János Arany (1917-1882). Poète hongrois.
[2] Fészek, Le Nid, club des artistes de Budapest.
[3] La "Tragédie de l’Homme" d’Imre Madách, les traductions sont de Jean Rousselot.
[4] Hermon Ould (1886-1951). Auteur dramatique anglais. Jenő Tersánszky (1888-1969). Écrivain hongrois.
[5] John Galsworthy (1867-1933). Écrivain britannique. Henri Crémieux (1896-1980). Acteur et scénariste français. Filippo Marinetti (1876-1944). Écrivain italien. Jules Romains (1885-1972). Ernst Toller (1893-1939). Écrivain allemand, militant gauchiste. Aage Magdelung (1872-1949). Écrivain danois.