Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
chanson À boire !
Paradoxe de la
prohibition
J’imagine sa fin solennelle, quelque part
dans le Dakota. Elle n’a pas encore eu lieu, mais Bacchus, le roi
exilé, s’y prépare déjà : la cour est en
effervescence, Silène distribue orgueilleusement des ordres aux troupes,
c’est la répétition des cérémonies du retour.
On dirait qu’une des expériences de la civilisation moderne, la
plus intéressante et la plus imposante dans ses proportions, la
prohibition américaine, vit ses derniers jours. Les partisans
prohibitionnistes qui ont élu le président (nous savons que
durant quinze ans c’était l’axe central des programmes
politiques qui a décidé là-bas de leur succès),
s’apprêtent à abandonner ce "boire, ne pas boire",
ce qui mènera à la disparition de cette majorité.
La morale journalistique bon marché,
les nouvelles enjolivées et les théories de comptoir sont
prêtes à fournir des explications à
l’événement : l’expérience de vouloir déshabituer
les masses de l’alcool assassin et abêtissant n’a pas
réussi. Ces masses, représentation de l’homme du
vingtième siècle, ont échoué à
l’examen ; elles sont immatures, non seulement pour prendre en main
leur propre destin, mais elles ne se laissent pas éduquer, ni même
dompter ou domestiquer. Il faut les laisser retourner au caniveau, se perdre,
comme un enfant désespérément taré, à qui
même la discipline draconienne de la maison de correction ne fait aucun
bien ; l’espèce humaine finira sûrement par engendrer
une génération nouvelle. Car regardez, vous voyez bien ce qui
s’est passé, pourquoi il a fallu renoncer à
l’éducation. La faute réprimée s’est
répandue dans leur sang et a fait bourgeonner sur leur front des
pustules d’autres fautes plus brutales et plus viles. Les statistiques
parlent – la criminalité n’a pas baissé, et le pire
est qu’elle a augmenté non seulement en quantité, mais
aussi qualitativement. Si cela continue comme ça, toute
l’Amérique se transformera en une société de brigands
– les gens boivent plus qu’avant, à la différence que
pour se procurer leur alcool ils doivent maintenant voler et tuer –
à la place du Yankee puritain à
On n’y peut rien, il faut leur rendre
leur breuvage, qu’ils se saoulent à leur guise et crèvent
sur leur tas de foin, plutôt que de scandaliser l’univers.
Pourtant la chose n’est pas aussi
simple.
Et ce n’est pas un jeu avec des mots
et des notions, si je retourne simplement la moralité : le revers
est sur le dessus, et en dessous c’est l’avers, le dessin au
propre.
Je retourne la médaille et je
réponds au moraliste, non au cri inarticulé des foules, mais au
nom de n’importe quel membre raisonnable de la société, le
citoyen américain.
Le citoyen dit :
Oui, je secoue les chaînes de la
prohibition. Non parce que je serais un enfant immature et un vaurien, mais
parce que je me sens un homme mûr et adulte.
Plus mûr et plus adulte que mes
prédécesseurs. Ma protestation est le résultat d’un
progrès – signe prometteur d’un meilleur avenir.
Je vois clairement la relation entre
l’État et le citoyen, le contrat social. Ils ne se font pas face comme
instituteur et élève, parent et enfant, dompteur et animal
dressé : cette Constitution, c’est l’entente
d’hommes adultes et raisonnables, nous l’avons
rédigée ensemble, le pourvoir exécutif et nous, citoyens
libres et indépendants.
Je n’ai pas besoin de ce genre
d’ordonnance. Ils n’en avaient pas non plus, ceux qui ont
érigé la statue de
Personne n’a le droit de prendre pour
point de départ ma nature d’ivrogne qui aurait besoin d’un
traitement. Je bois ou je ne bois
pas – c’est à moi de trouver la mesure.
Le contenu principal de l’idée
de liberté est l’hypothèse qu’une personne adulte est
un être responsable. Elle est apte à juger entre le bien et le
mal. La liberté, ce mot ne relève pas du monde des passions et
des instincts, son importance morale est plus contraignante que toute loi
d’interdiction. C’est ce qu’il faut y entendre, rien
d’autre : un choix libre.
Ton affaire à toi,
société qui veille sur mes mœurs, se limite à
m’aider à voir clairement entre les deux possibilités entre
lesquelles je dois choisir. J’attends de toi les éclaircissements,
l’orientation, la main tendue qui me montre le but, et non des brides
– montre à mes yeux mais ne tiraille pas ma bouche, je ne suis pas
un cheval.
Je n’ai jamais protesté contre
la propagande antialcoolique. D’accord, faites, convainquez-moi,
présentez des preuves pour et contre, parlons de la chose, luttez contre
le poison – s’il s’agit d’une maladie, en effet, la science
est là pour en venir à bout, pour trouver le contrepoison. Mais
a-t-on jamais entendu parler de prohibition de la grippe ou de la
phtisie ? Or la contamination par la phtisie est plus difficile à
mettre sous contrôle.
La
prohibition s’est avérée être la principale entrave
à la propagande antialcoolique – celle-là doit
être supprimée, pour que celle-ci puisse de nouveau se faire
entendre.
N’ayez pas peur du vin, in vino veritas – même celui
qui clame ses dangers, trouvera dedans la vérité.
Trinquons donc et faisons la paix –
puis passons à autre chose.
Le bonheur viendra bien tout seul si on ne s’en mêle pas.
Allez, buvons au bonheur !
Pesti Napló, 19 juin 1932.