Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Qu’est-ce que j’aurais pu devenir ?

Qu’est-ce que j’aurais pu devenir ?

C’est un des plus fréquents de nos rêves. Nous avons honte de l’avouer. Même s’il arrive de temps à autre à chacun de se tourmenter : si j’avais pu faire ce que j’avais envie de faire… Pourtant en général un fonctionnaire des impôts se comporte volontiers comme si dès le berceau les dieux l’avaient destiné à cette fonction, une marchande des quatre saisons se vante d’être la meilleure des quatre saisons à la fois, le bourreau prend des allures de bourreau et l’homme politique s’imagine qu’il est à son poste par la grâce de Dieu.

Dans mes instants de distraction il me semble souvent que chacun joue un rôle en ce monde. La seule différence entre un comédien et un non comédien est que le professionnel ne prend pas au sérieux et ne veut pas faire croire qu’il est identique à son rôle. Les autres oui. L’un joue un maître, l’autre un mendiant, le troisième un escroc. Le pommier en fleur excelle dans le rôle de pommier en fleur, c’est pourquoi il y tient. Mais pas très longtemps. Tout au plus la durée d’une vie. Depuis Darwin nous savons que ce n’est pas très long : dans la vie des espèces les animaux portent parfois le même costume pendant cent mille ans, puis ils le rejettent quand même et apprennent un nouveau rôle, le lézard devient oiseau, la puce éléphant, le chimpanzé homme. Des rôles. Dites-moi la différence qu’il y a entre le vrai Napoléon et un aliéné qui se prend pour Napoléon. Napoléon, lui, s’est imaginé empereur. Mais il arrivait à faire croire aux autres qu’il était vraiment empereur. C’était un excellent comédien, il savait s’imprégner de son rôle.

Pendant l’enfance cette question est encore ouverte.  Et nous ne lésinons pas sur nos rêves éveillés. Chaque enfant se fabrique un programme pour au moins cinq mille ans. Ayant bien mon enfance en mémoire, je n’ai pas du tout été étonné quand Tomi, pendant que je lui expliquais les différents âges de la vie d’un homme, m’a interrompu : hi, hi, tu as oublié l’électricien ! Il est naturel qu’au cours de la vie l’homme devrait être au moins une fois électricien, il faudrait aussi essayer cela, au moins pour savoir comment c’est. Et ce rêve, même refoulé, est général, j’en vois une preuve dans l’effet produit par les arts – sinon d’après vous, celui qui jouit avec enchantement d’un tableau, d’un poème, d’une sculpture, d’un chef-d’œuvre musical, de la production d’un chanteur, n’est-il pas un peintre, un poète, un sculpteur, un musicien et en même temps un ténor passif ? Sinon comment connaîtrait-il la beauté cachée dans l’œuvre ? D’où ressentirait-il le désir et l’ivresse dans lesquels l’œuvre a germé si ce n’est pas dans son propre désir qui en des millions de gens est resté un simple désir enfoui ? Et ce n’est qu’en quelques rares personnes qu’il s’est transformé en talent créateur.

Avouons-le : si, libérés, nous applaudissons vigoureusement le grand chanteur quand il pousse le do supérieur, c’est parce que nous nous imaginions à sa place : comme ce doit être épatant d’ouvrir grand la bouche et de s’égosiller si fort !

Qu’est-ce que j’aurais pu devenir ?

Souvent je me demande par exemple où je me trouverais et quel homme je serais devenu si, à l’âge de quatorze ans, l’académie de la marine de Fiume ayant accepté ma demande, ma famille m’avait permis de m’engager. Je serais peut-être amiral à la tête d’une magnifique escadre navale ou pirate dans les eaux de la Mer de Chine – qui sait ? Je vois ma figure brûlée par le soleil sous la casquette blanche d’officier, quand j’apparais pour une journée de visites à Budapest.

Idée fixe ! Idée fixe ? Et quand je m’imagine être celui que je semble être, vers l’extérieur, aux yeux des hommes – ce n’est peut-être pas une idée fixe ? Je porte mon masque uniquement pour leur faire plaisir, je vous le jure : c’est un certificat, une dispense, un insigne pour ne pas être écarté, ne pas être banni, ne pas être emprisonné.

Car on pourrait m’arrêter, de plein droit, au sens de la loi en vigueur. Ou croyez-vous que je n’ai jamais imaginé (vu que je suis un écrivain et cela fait partie de mon métier) à quoi ça doit ressembler d’être dans la peau du chef d’un gang de cambrioleurs mondialement célèbres ou terroristes, ou alors responsable d’un génocide ?

La caractérologie selon  Kretschmer[1] va faire un geste méprisant : allons, allons, ce ne sont que des âneries, chaque homme ne peut être que d’un seul type – ses données physiques et psychiques, son  caractère, tout son être, tel qu’il est, détermine et oriente une fois pour toutes sa vie et son destin. Chacun est ce qu’il est né pour être et ce qu’il est devenu, sans avoir la possibilité d’en dévier.

Ineptie !

Un jour, après la mort de ma mère, un parent m’a montré dans la rue un passant inconnu qui aurait voulu épouser ma mère avant qu’elle n’épouse mon père. Physiquement et psychiquement le parfait contraire de mon père – que se serait-il passé si ma mère l’avait quand même choisi ?

Est-ce que moi je serais moi ? Ou serais-je un autre ? Est-ce que je m’identifierais à moi-même ? Vers l’extérieur, aux yeux des gens, je serais quelqu’un avec un visage, une silhouette, des manières, des gestes et des talents complètement différents, c’est une évidence. Et pourtant ce serait moi, je le sens, puisque j’aurais été mis au monde par la même mère. Qu’en pense la caractérologie fataliste ?

Non – c’est faux ! J’aurais pu devenir beaucoup de choses !

La radio est allumée près de moi : le récital d’un célèbre violoniste. Psychiquement je vois ses doigts qui courent sur les cordes et involontairement je bouge mes doigts. J’aurais très bien pu apprendre son métier : les sons se produisent aussi bien pour moi et j’aurais  pu moi aussi superposer les registres.

Depuis l’âge de dix ans j’ai un tic. Quoi que je voie et que je regarde, un paysage, un visage, une maison, un animal – l’index de ma main que je cache dans la poche ou qui pend dessine mécaniquement en l’air ou n’importe où la silhouette de l’objet. N’est-ce pas une preuve que j’aurais dû devenir peintre ou dessinateur ?

ç’aurait été bien de devenir oiseau ou chat ou n’importe quelle merveille de la création. À propos, merveille : parfois je fabrique des utopies pour chercher comment serait le monde s’il était différent de ce qu’il est. Autrement dit, j’aurais aussi bien pu devenir dieu.

C’est ce brave marchand de cochons qui avait raison : poussé par moi pour la première fois de sa vie, il a assisté au théâtre à la "Tragédie de l’Homme" de Imre Madách, ça l’a fortement impressionné (c’était probablement la première fois qu’il s’était demandé à quoi ressemblait un poète) en rentrant à la maison il m’a interrogé : combien de temps a mis Madách pour écrire cette pièce. Je lui ai répondu qu’il avait dû travailler dessus une bonne année. Le marchand de cochons a poussé un soupir et a dit : « tja, wenn man so Zeit hätte » (« hé, quand on peut y mettre le temps… ».

 

Színházi Élet, 1932. n°30.

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[1] Ernst Kretschmer (1888-1964) psychiatre allemand, fondateur d’une théorie biotypologique.