Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
École en libertÉ
Une exposition
de pédagogie enfantine
L’autre jour
j’ai fait la louange d’une école allemande. Qu’il me
soit permis cette fois de dire du bien de l’exposition annuelle
d’une école hongroise, car je n’en ai jamais vue de semblable,
tout au plus je l’avais imaginée quand j’étais
moi-même écolier. Je rêvais d’utopie sur le banc
où nous restions assis durant des heures, les bras croisés dans
le dos, et où celui qui supportait le plus longtemps cette position
corporelle et psychique, cette immobilité et cet ennui mortel du corps
et de l’esprit, comptait pour être l’enfant le plus sage et
le plus doué.
Oh, je me rappelle très bien. Et il
m’est facile de comparer à mes souvenirs – n’est-ce
pas moi qui cours ici en cent exemplaires, dans ce petit jardin qui pour les
adultes est tout au plus gentil et sans exigence, dans ces quelques coins
hospitaliers des "salles de classe", où sont exposés
aujourd’hui les travaux annuels des enfants ? Ce petit jardin est la
forêt de Néandertal, et là ces
grottes gigantesques dans le ventre du Dragon cracheur de feu, autant de
phénomènes de la nature pour les enfants qui commencent la vie,
séparément et ensemble et dans chacun des cas (comprenons le enfin) ; tout cela est une
sensation aussi grande et un miracle et une joie et une frayeur et un espoir
sans limites, que ce qu’a ressenti le Premier Homme en émergeant
des eaux troubles, béat, bouche bée et clignant des yeux.
Il n’y a pas d’exemple plus
édifiant.
Éparpillés au plancher, sur
les murs et sur les tables, dans un capharnaüm ancestral, des figures et
des dessins, des images, des modelages, des maquettes en papier et des pages
découpées. Les œuvres des enfants de l’école
maternelle ou élémentaire, garçons et filles. Dans des
classes tout le monde extérieur reconstruit "de
mémoire" selon l’imagination des enfants : maisons
paysannes, boutiques, atelier de forgeron, église, chambre de ville,
campement tsigane, une rue villageoise avec les passants, sur une des tables un
village tout entier, des arbres de brindilles. Par terre la carte en relief de
la Grande Hongrie, les chaînes de montagnes en galets, le lit des fleuves
tracés en sable coloré. Un mélange étourdissant.
Pourtant une sorte d’unité de style émane de tout cela, un
tohu-bohu bariolé de naïveté et de rusticité, mais
aussi de force créatrice primitive étonnamment souple et
téméraire – en effet, on ne peut pas ne pas penser au monde
des hommes des cavernes et des bâtisseurs de cités lacustres et
des éclateurs de silex, il y a cent mille ans. Tous ces petits enfants,
autant d’Adam et d’Ève conquérants du monde, encore
frais de la rosée du paradis perdu. Où la science cherche-t-elle
donc le célèbre Missing Link, le lien
manquant, entre l’homme et l’animal ? Voici devant vous Homo Faber dans son œuvre, le créateur qui bricole,
perce et taille, déguisé en Homo Ludens,
l’homme enfant qui joue.
Car surtout n’imaginez pas que
c’est une quelconque éducation "artistique"
spéciale qui aurait tenté de forcer son style sur ces enfants
– l’unité ne vient pas de là. Ce monde ludique est
simplement né au cours des promenades et excursions où on
emmène l’enfant pour lui montrer champs et forêts, villes et
villages. Puis, au retour "chez lui", c’est-à-dire
à l’école, on lui met de la matière en main,
à moins qu’on ne confie à son ingéniosité
même la sélection des matières. Et l’enfant se met instinctivement à travailler. S’il
reçoit du papier, des crayons et des craies de couleur, il dessine ce
qu’il a vu, si c’est de l’argile et des chutes, il les
façonne et reconstruit en petit. Il imite et reproduit la nature, la
civilisation. Pendant qu’il l’imite, il la comprend, la saisit, sa
structure et son origine, son but et sa cause, comme s’il avait
découvert tout seul, lui-même, ce but et cette cause ; la
découverte coïncide avec l’invention. Il apprend sous le
charme de la création, et il crée dans la joie de
l’apprentissage, et tout cela est un plaisir et une vie totalement
naturels, quasiment païens – je ne crois pas qu’il existe une
autre école qui pourrait se targuer de l’anecdote que mon
sympathique guide m’a racontée en riant : un des enfants,
lorsque retentit la sonnerie de la récréation et qu’il
fallait cesser de "travailler" a une heure et demie, s’est
écrié d’amertume : « Qu’on arrache la
langue de cette fichue cloche ! »
Au demeurant, l’écriture et
les notions abstraites, les nombres et les quantités, nourrissent
l’éveil des enfants, enrobés des gaufres huilées de
la méthode par démonstration :
tout est images et figures et encore figures et encore images, conformément
à la technique de communication sensorielle des nouveaux
hiéroglyphes du siècle. Chacun a son cahier dans lequel il colle
et inscrit tout ce qui l’intéresse : une feuille, une fleur,
un papillon, un découpage de journal, une photo d’un camarade. L’enfant
fabrique également lui-même son livre scolaire, non seulement sous forme de livre mais aussi de
rubans et de fiches. L’un note spontanément le moment du lever et
du coucher du Soleil, un autre compte les étoiles, un troisième
coche le comportement des animaux. Et ce qu’il voit et lit dans les vrais
livres, il le réalise : on voit sur une table la maquette de
Pest-Buda, à l’époque de Saint-Étienne ou à
celle de Béla IV, telle que copiée des pages d’anciens
livres par une imagination active. C’est la culture de la lettre libérée de sa prison,
la réalité retransformée en figures et en images, un monde
rêvé, plus coloré et plus vivant que l’éveil
gris des lettres.
Et pendant que la culture collective et les
connaissances factuelles s’élèvent de cette façon en
une construction privée personnelle de chacun, les enfants engrangent
leurs vécus individuels dans un immense journal commun. Je pourrais feuilleter les merveilleux volumes de
ce journal pendant des jours. Chaque enfant y décrit ses malheurs, ses
soucis, sa vie à la maison, et bien sûr aussi son opinion sur les choses et sur les gens.
Et naturellement les uns sur les autres. « Ági est myope et
pourtant je l’aime bien » - lis-je sur une page. « Manci fait un peu semblant, mais elle aime les
pêches. » Les textes sont naturellement illustrés de
dessins, de croquis, de photos. Ils aiment beaucoup leur journal commun. Mais
ils le respectent aussi. Ils le considèrent comme une personne, comme les hommes primitifs
respectent le totem et le tjurunga[1] : c’est un objet
d’attirance et d’hommages. L’une des notes commence
ainsi : « Cher Monsieur
Journal ! » Ailleurs apparaît un ton
didactique : « La souris aime beaucoup vivre au pluriel –
écrit Peti. – donc elle est très
habile parce qu’elle fait beaucoup de gymnastique, mais la mouche est
nuisible, car elle empêche les dames de faire leur cuisine. »
Dans le jardin ils cherchent un
trésor et ils grimpent aux arbres. Et tout ce qui leur tombe sous la
main ou devant les yeux en tant que matière ou quantité, en tant
qu’objet ou outil ou produit ou phénomène, sera reconnu simultanément : de
façon multiple et pourtant cohérente, comme la vie.
Ils possèdent un code et une
constitution propres, rédigés par eux, avec des sanctions
pénales et des instances d’arbitrage.
« La loi ne me donne pas
d’ordre » - écrit un des enfants. -
« D’accord, dit le juge, mais alors elle ne te
protégera pas non plus, nous ne
punirons pas celui qui t’embête. »
Le petit révolté a tenu deux
jours, ensuite il en a eu assez « de la liberté »,
et il a cédé.
Ce sont des enfants de six à sept
ans qui sont parvenus à cela tout seuls.
Pesti
Napló, 7 août 1932.