Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
le Tsou-tsou !
Monsieur le
Rédacteur !
Pardonnez-moi de ne rien avoir écrit
depuis quinze jours et de n’avoir même pas
téléphoné. Il ne vous a peut-être pas
échappé que de jour comme de nuit je suis extrêmement
occupé à écrire un grand essai en plusieurs volumes, ce
qui occupe tout mon temps, non seulement en tant qu’activité
physique et intellectuelle, mais s’y ajoute le travail de bibliographie
et de classification. Le titre du grand œuvre sera probablement
"Investigation historique de l’époque Yo-Yo".
Nous vivons en effet les jours du yo-yo.
Mais un popoète
et penpenseur authenthentique
n’a pas pour habitude de s’arrêter si, ayant compris les
tenants et aboutissants des phénomènes, il se sent capable de
dépeindre et expliquer l’époque dans laquelle il vit.
Pour lui le présent n’est que
rajout et allusion desquels il peut dessiner en pointillé la route qui
débouche dans l’avenir – dans son rêve il voit
l’avenir, des événements du passé il conclut ceux
à venir, et des multiples événements possibles il
démêle la conclusion logique : le tracé de
l’évolution.
Dans l’édification de mon
grand œuvre, épuisé, je me suis permis une demi-heure de
repos. Et pendant ce repos, comme les
Visions de Jean sur l’île de Patmos, sur l’écran
de mon âme s’est projeté la cavalcade lointaine, le fracas
irrésistible d’ères approchantes !
L’humanité ne
s’arrêtera pas à Yo-Yo, ô, siècle
dépassé !
Une évolution s’impose –
sur cette route il n’est pas permis de piétiner !
Vogue, mon navire – de nouveaux
horizons voltigent à tes yeux !
Dans ma vision, je vois de nouvelles
idées de masses – je vois l’avenir à l’instar
d’Ulrich von Hutten, de Thomas More, de Mór Jókai dans son "Roman du
siècle prochain" !
L’avion a lui aussi été
prédit par Icare et Léonard de Vinci !
Viennent de nouveaux jeux – de
nouvelles ères !
Et puisque je les vois, pourquoi ne
serais-je pas pour une fois dans ma vie moi aussi débrouillard,
exploitant la conjoncture qui vient ?
J’ai l’honneur par la
présente de déposer mon brevet et mon copyright pour les articles
commerciaux de masse détaillés ci-dessous, compte tenu du fait
que leur fabrication à l’échelle industrielle deviendra
probablement très vite d’actualité. (Des revendeurs et des
concessionnaires selon les pays peuvent déjà se porter candidats,
moyennant la caution qui s’impose.)
1.
Krè-kèl .
Bout de bois ordinaire avec à une
extrémité un tasseau transversal dont les longues dents
frôlent l’axe pendant la rotation, produisant un bruit de
craquements.
2.
Kar-kar.
Jante fabriquée en bois ou
éventuellement en métal (appelée cerceau) que l’on
peut pourchasser dans la rue avec un bâton, aller et retour.
(J’imagine l’avenir : tout le monde s’amuse à pourchasser
un kar-kar sur nos larges avenues !).
3.
Pö-pö,
éventuellement To-ton.
Un morceau de bois de forme conique, la
pointe vers le bas. Si on le met en rotation avec deux doigts, il tourne
très vite – on peut aussi lui donner son élan avec une
ficelle, dans ce cas il convient de le munir au préalable d’un
sillon à cette fin. La même chose avec dans son intérieur
quelques cailloux pour qu’il fasse plus de bruit.
4.
Tchou-tchou.
Ruban élastique costaud fixé
à un bâton fourchu, portant sur le côté opposé
un étui en cuir. Il convient de charger des cailloux dans
l’étui de cuir, on tend l’élastique, on le
lâche, éjectant le caillou. Il est possible de viser. Ce jeu
convient particulièrement à des militaires de haut rang ou des
chasseurs.
5.
Trè-trè.
Parent du Pö-pö.
Lui aussi il faut le mettre en rotation, mais il porte latéralement des
chiffres et des lettres et, selon le côté sur lequel il retombe,
on gagne ou on perd. Je lui prédis un grand succès – dans
les cercles chrétiens où il n’est pas connu pour le moment.
6.
Go-go.
Petites billes en pierre ou en verre. Le
jeu consiste à les rouler contre le mur des maisons – la distance
à laquelle elle a roulé se compte en longueurs de bras : le
vainqueur encaisse la bille de l’adversaire. Le jeu sera mis à la
mode par les boursicoteurs et les entrepreneurs.
7.
Gom-gom.
Même principe, mais les billes sont
remplacées par des jetons plats qu’il convient de chiquenauder
avec l’index. Je prévois un énorme succès pour ce
jeu auprès de ceux qui n’ont pas d’autre chat à
fouetter.
8.
Èk-mèk.
Une feuille ou une planche comportant
quatre carrés – les plus pauvres peuvent se contenter de le
dessiner dans le sable. Trois traits alignés suffisent pour gagner.
9.
Veu-veu.
Celui-ci se maintiendra encore longtemps au
zénith de l’évolution culturelle, à l’instar
de la TSF. Son grand avantage est qu’on n’a besoin d’aucun
équipement : deux mains suffisent. Le jeu consiste à poser
sa main sous la paume ouverte de l’adversaire qui essaye de taper fort
sur la main jusqu’à ce qu’elle devienne rouge. Les
crêpiers sont avantagés.
10. Tsou-tsou.
Sommet et accomplissement de l’histoire
universelle des loisirs : bâtonnet en caoutchouc ou en plastique,
muni d’une plaque en os afin d’empêcher d’avaler le tsou-tsou qu’en effet on maintient et suce dans la
bouche. Ce jeu sera très répandu, joué par tous. Bien
entendu il conviendra plus tard de trouver un amusement pour les nourrissons
afin de les occuper pendant que les grandes personnes jouent au tsou-tsou. Je propose à cette fin la politique, la
diplomatie et la psychologie analytique portant le nom de Sigmund Freud ;
toutes très amusantes pour la population des berceaux et, qui plus est,
elles permettent de comprendre les labyrinthes psychiques de papa et de maman.
Színházi
Élet, 1932. n°43.