Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
les tricheurs
Loi et
règle
L’instruction de
l’écœurant scandale des cartes biseautées et des
"directeurs" qui trichaient n’est pas encore achevée,
juridiquement il ne convient pas de le commenter. Mais une opportunité
est apparue, un fantôme, un diable ; et de ce seul parmi les cent
mille diables de la méchanceté et de l’égoïsme
émane une puanteur si particulière, si rageante et si
révoltante, que le nez bien entraîné, saturé de
l’odeur du soufre et du salpêtre, pousse un hurlement au bruit de
la nouvelle, pressentant son importance à un mile de distance, dans la
compétition d’odeurs nauséabondes considérables et
labellisées.
Un diable petit, impertinent et
antipathique. Å ne pas confondre avec son très estimé
père immense, son excellence le Diable des cartes qui respecte les lois
millénaires du pays des diables et récolte en tout temps ses
victimes dans le gluau des vices éternels. Il s’agit de son
rejeton dégénéré et repoussant, le diable des
tricheurs. Il est aussi détesté, sinon plus que la pureté
céleste, par l’enfer des passions et des crimes. L’enfer le
garrotte, lui administre un coup de pied aux fesses et le propulse hors du
royaume s’il réussit à l’attraper par la peau du cou.
Même le diablotin le plus sale se lave la patte s’il lui advient de
le toucher, il boit un petit verre de feu et renifle un poison mortel pour
regagner un peu ses esprits.
Bien sûr, puisqu’il offense ce
qui dans le monde révolutionnaire des crimes et des violences est aussi
sacré que sur l’Olympe des vertus, la loi. Ce qui unit de
façon plus coriace et plus fondamentale que tout respect les
négateurs les plus obstinés et les plus cyniques de
l’honneur social dans une alliance fraternelle conclue dans le sang,
c’est l’honneur des bandits. L’honneur des bandits est le
dernier lien, propre à faire d’un fauve un
congénère, c’est-à-dire un homme – celui qui
lâche ou encore déchire ce lien-là, perd toute
communauté, il ne peut plus compter même sur la compassion du
bourreau, c’est un traître qui a trahi pareillement les bons et les
mauvais et qui les a livrés à des forces extérieures
foulant aux pieds, impassiblement, la vie.
Comment se fait-il qu’un lecteur
ordinaire des journaux se scandalise davantage, ou au moins
différemment, d’une tricherie aux cartes qu’à
entendre la nouvelle d’un meurtre crapuleux ?
Nous sommes tous un peu joueurs. Je ne
songe pas au sens figuré, à quelque métaphore bon
marché, allusion au champ de bataille vert-rouge-blanc de notre
bousculade pour les finances, où une démocratie mal
bricolée, pourtant indispensable, présente un rôle
égal à la chance comme à la malchance. Une forme plus
humaine et d’un point de vue purement juridique plus évolué
que cette course à l’argent est la "compétition
libre" qui se joue à la table de jeu. Il s’agit justement de
cela. Dans la partie incalculablement complexe, confuse, qu’une vie ne
suffit pas pour apprendre, dans laquelle l’enjeu est notre survie, et
où nous ne pouvons même pas regarder les cartes qui nous ont
été distribuées, ni prendre connaissance des règles
du jeu, nous sommes tenus de reconnaître respectueusement comme une lutte
parfaitement propre et loyale ce système solide, fermé, aux
chances égales, que représente le jeu de cartes le plus
ordinaire. Sur un plan utilitaire et pratique, l’éthique de
Platon, le Code Napoléon, la sagesse de Schopenhauer restent bien
derrière un bon manuel de bridge, de belote ou même de baccara,
s’il s’agit de ne pas se laisser surprendre. À bien y
réfléchir, les quelques règles qui constituent l’ordre
d’un jeu de cartes sont un modèle idéal, jamais
égalable, d’un code de lois ou d’une constitution parfaits.
En tant que loi il est parfait, ceci est prouvé, en effet, pour le
défendre on n’a pas besoin de pouvoir exécutif, c’est
sa logique interne qui veille à ce qu’il reste valable pour tout
joueur sain d’esprit, aussi longtemps que le jeu lui-même est
pratiqué. La part d’un joueur n’est pas
protégée par l’État avec les articles de sa loi, la
police et l’armée en renfort, une dette aux cartes ne peut pas
être recouvrée par des huissiers – et pourtant chacun la
règle rubis sur l’ongle s’il peut, comme un dû
légal, ou alors s’il n’est pas en mesure de…
j’affirme, les yeux fermés, que toutes proportions gardées
plus d’hommes se sont tirés une balle dans la tête pour des
dettes de jeu que pour des dettes fiscales. Simplement parce que la
société étant une entité sociale plus ancienne et
plus solide que les États et les pays, elle excommunie plus vite de son
sein que les violateurs des lois de l’État, celui qui ne respecte
pas ses conventions non inscrites et non protégées ; on en
connaît de nombreux exemples. Ce neuf de pique que soulève mon
adversaire est un symbole et un avertisseur secret plus redoutable et plus
convaincant que toute contrainte de la raison humaine, de la morale humaine et
de la solidarité humaine : commettre un crime est moins grave que
ne pas respecter cette carte – la loi de l’État sera
obligée de reconnaître une contrainte sociale comme circonstance
atténuante, alors que la convention sociale ne peut pas
reconnaître la loi de l’État comme circonstance
atténuante, car celle-ci se nourrit, dans ses crimes comme dans ses
erreurs, de sources plus profondes, plus authentiques, plus secrètes,
que celle-là.
Une vieille anecdote :
Le spectateur souffle à
l’oreille du perdant :
- Arrête, pour l’amour de
Dieu, ne vois-tu pas que ton adversaire triche ?
- C’est à moi que tu dis
ça, chuchote amèrement la victime, ça fait deux heures que
je l’ai vu. Mais que faire ? Je cours après mon argent.
Ce héros digne de Don Quichotte
et de Cyrano, auteur de la chute de cette blague, mérite qu’on lui
érige une statue : c’est avec la foi désarmée
de la Loi qu’il mène son combat sans espoir dans ce monde mauvais,
dans lequel même l’honneur des bandits ne s’impose plus.
Pesti
Napló, 6 novembre 1932.