Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Soliloque

avec un étudiant inconnu

Avec n’importe lequel d’entre vous, les gars, qui avez remis cette requête pour le renforcement du numerus clausus[1]. Avec n’importe lequel, mais de préférence avec un juriste, ou encore mieux un étudiant en lettres. Et pas dans la rhétorique des orateurs ou le langage des journaux des partis ou des réunions politiques, mais dans le nôtre, dans cette langue ancienne qui est celle des livres – dans la langue de notre pays, les gars ! Considérez-moi comme un vieil étudiant, un doctorant attardé, à l’université de cet empire plusieurs fois millénaire, celle du pays des livres… Que l’un d’entre vous se retire avec moi dans un coin, comme si lui ou moi devions demain passer un examen auquel ni l’un ni l’autre ne se serait bien préparé, pour bachoter un peu, nous interroger, revoir rapidement les sujets, jeter un coup d’œil sur les antisèches.

Alors, comment c’était déjà ce chapitre, mon cher collègue. Je ne songe pas au droit romain, ou plutôt pas au droit romain en particulier, mais aux notions qui sous-tendent l’esprit du droit et de la loi  en général – à des notions abstraites, cher collègue, car ce qui est beau dans notre monde c’est que ce sont ces abstractions qui éclairent pour nous d’une lumière éternelle les questions les plus concrètes, les plus pratiques, dans tous les pays et sous tous les régimes politiques de tous les temps, afin de nous guider dans la diversité des problèmes.

Dans le mémoire que tu as fait parvenir au ministre tu te réfères toi-même à la loi, cher collègue, faisant valoir que tu ne peux imaginer la vie sociale en général que comme n’importe qui, dans le cadre de lois, en conformité avec ce qu’elles décrètent.

Alors dis-moi – que faut-il entendre en général sous la notion de lois ?

Oui, à peu près ce que tu y entends, en effet. Une sorte d’accord accepté par tous, que nous respectons tous car elle concerne nous tous, au sens où…

Stop, cher collègue, arrêtons-nous là, nous parlerons des autres déterminants la prochaine fois. Je vois que tu connais la condition la plus importante de la notion de loi. Tu la connais, et puisque tu l’invoques, tu la reconnais de toute évidence – autrement dit tu ne te considères ni comme un destructeur, ni comme un nihiliste, ni un chambardeur du monde… Bon, bon, ne m’interromps pas, je sais, tu es tout le contraire.

Alors maintenant que dirais-tu si je me mettais à te prouver par la pure dialectique que l’idée sous l’effet de laquelle ta requête a germé, est issue d’une inspiration destructrice et nihiliste, et qu’il est presque sans précédent dans l’histoire du monde que la jeunesse soit porteuse d’un tel esprit ?

Pourquoi la jeunesse ? – me demandes-tu, étonné.

Parce que la jeunesse a presque toujours, de tout temps, incarné l’esprit de liberté, pas seulement aux siècles dits des lumières.

Or loi et liberté – ces deux mots signifient une et même chose. Celui, qui ne comprend pas que la loi justement parce qu’elle est générale ne construit pas de murs mais au contraire démolit tous les murs, est très obtus. N’est-il pas vrai que tous les mouvements pour la liberté, toutes les pensées révolutionnaires se sont toujours élevés en brandissant des lois rédigées en points qu’ils exigeaient de faire valoir ?

Et l’exigence primordiale a toujours été : pour tous !

Car l’essentiel, l’axe central de la liberté n’est autre que l’égalité devant la loi ! Pour qu’il existe quelque chose, un point fixe, un îlot fiable, pour tous les hommes, dans le tumulte infernal des choses et des phénomènes qui ne connaissent ni justice, ni dignité, ni compréhension, dans cette vie terrestre, où rien n’est sûr, dans la terrible économie de surexploitation de la nature, entre les griffes du Destin – pour qu’il reste un bout de terre ferme où chacun puisse poser le pied, un espace sacré, un territoire inviolable, un temple de Vénus : la Loi créée par l’homme ! Ils n’erraient pas entre les nuages, les héros et les martyrs de la liberté, ils luttaient pour ce minuscule petit îlot – pour ce petit territoire pas plus grand qu’un mouchoir de poche où un seul homme à la fois peut poser le pied, mais n’importe qui peut y recourir, à ce point d’appui d’Archimède, à ce talon d’Achille renversé (parce que tout notre corps est vulnérable sauf ce seul talon), dont la possession, la défense et la garantie ont fait couler tant de sang et tant de larmes dans les champs de batailles, les prisons et les échafauds – car rien n’est plus important, car tout ce qui jusqu’ici avait une valeur, tout ce qui signifiait quelque chose, toute création et tout acte dans l’histoire de la civilisation humaine, était fait pour cela, c’est ce que doit justifier, doit réaliser tout ce qui peut encore être un espoir dans l’avenir – c’est le pays divin du futur : égalité devant la loi.

De quoi tu parles, cher collègue, pour l’amour de Dieu ? Des Juifs ? Des Chrétiens ? Qu’est-ce que ça vient faire ici ? Qu’est-ce que les Juifs et les Chrétiens ont à voir avec ça ? Ou les riches et les pauvres ? Ou les faibles et les forts ? Et qu’a à voir avec ça, n’importe quoi d’autre entre les hommes ?

D’après toi, les Chrétiens qui naguère ont arraché l’émancipation des Juifs, aimaient-ils les Juifs plus que toi ?[2]

Ou bien Abraham Lincoln aimait-il plus les esclaves nègres que ses frères dont il a risqué la vie, dans l’unique belle guerre de l’histoire, dans la guerre américaine où deux peuples libres se sont battus l’un contre l’autre à propos de la liberté d’un troisième ?

Qu’avait à voir Zola avec Dreyfus ?

Il ne s’agit pas des Juifs et pas des Nègres.

L’enjeu ici c’est la sainteté de la loi, mon cher collègue. Celui qui attaque le point charnière de la notion de loi, l’égalité pour tous, blasphème l’idéal de la liberté de l’homme – il ne nuit pas au Juif, il ne favorise pas le Chrétien, il assombrit seulement les espoirs de la vie, la vie sur quoi toi qui es jeune, dois veiller davantage car il t’en reste encore une plus grande portion.

 

Pesti Napló, 4 décembre 1932.

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[1] Limitation du nombre de juifs admis à l’université (lois raciales de Horthy).

[2] En 1867, une loi paraphée par L’empereur François-Joseph, décrétait l’égalité des droits des Juifs devant la loi.