Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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la voix

(Scène privée pour deux personnages)

 

La scène est divisée en deux parties, à gauche un coin de chambre avec canapé, table basse, avec dessus un téléphone et un vase avec des roses, et à droite une cabine de téléphone dans la rue, momentanément vide.

73-La voix l’homme (couché sur le canapé, en pyjama, nerveux, sursaute, regarde sa montre puis regarde le téléphone il attend, il arrange les coussins, se recouche, a encore le regard fixé sur le téléphone, regarde sa montre, hoche la tête avec désapprobation).

la femme (en chapeau et en manteau, court vers la cabine téléphonique de droite, décroche le combiné, compose un numéro, elle serre le combiné sous son menton et refait son maquillage. Le téléphone retentit dans la chambre de gauche).

l’homme (sursaute avidement, décroche le combiné, ouvre la bouche pour dire Allô ! mais n’en a pas le temps car la femme se met déjà à parler – il l’écoute la bouche restée ouverte, puis la referme lentement. Pendant la suite il écarte plusieurs fois les lèvres, mais ne parvient qu’à faire ce geste, il doit les refermer chaque fois, jusqu’à la fin de la scène quand il abandonne tout espoir et s’assoit sur le combiné).

la femme (débite tout le monologue d’une seule traite, sans points ni virgules) : Allô, allô… Mon petit petit boubou chéri ma fleur agneau mon petit oiseau chien mon petit chien fraise allô allô oui oui c’est moi moi moi ta confiture écureuil ne m’en veuille pas d’être tellement hors d’haleine que j’ai du mal à parler tellement j’ai vite avalé les quatre étages pour monter chez Angèle pour pouvoir te passer ce coup de fil avant que mon mari débarque dans le voisinage devant la halle trucmuche où il m’avait donné un rendez-vous inattendu ce matin à cause de cette affaire de chapeau que je ne pouvais pas prévoir mais je ne pouvais pas lui répondre que j’avais autre chose à faire tu sais bien qu’il est soupçonneux et il faut bien régler cette histoire de chapeau si pour une fois il s’est décidé sinon je ne l’aurais pas accepté mais dans cette affaire il est plutôt généreux vois-tu non-non-non ne soit pas jaloux vilain personnage ne plisse pas le front pouah pouah ce n’est pas permis vilain front tu devrais plutôt me dire bravo pour la performance que j’ai trouvé le temps de monter ici chez Angèle je n’aurais pas supporter de ne pas t’appeler mon cher cher très cher soulier pâte d’amande chéri alors qu’en dis-tu hélas je ne peux pas venir c’est impossible mon cœur en saigne Dieu m’en est témoin si tu me voyais j’en suis si malheureuse j’ai été si heureuse toute la matinée en pensant que je pourrais monter pour une demi-heure chez mon petit poisson d’or aux cheveux noirs hirsutes aux yeux bruns à cravate grise et pouvoir l’embrasser sur… Et voilà c’est ta gratitude de me rabrouer et me rabrouer encore tu rabroues ta petite coccinelle aux jambes blanches parce que pour une fois indépendamment de sa volonté elle n’a pas pu tenir sa promesse et venir s’engouffrer dans les deux grandes mains de son papillon aux grands yeux de paon moi qui ne peux que haleter et qui ne peux même pas dire un mot mais tu vois cette histoire de chapeau je l’ai aussi promise à Angèle et je n’ai pas pu lui dire que plutôt demain mais attends j’y pense est-ce que tu n’as pas gardé par hasard mon poudrier ? Parce que quand ensuite j’ai fait un saut au salon de thé mais bien sûr que j’étais toute seule, vilain ! Ne recommence pas car je risque de me fâcher je suis bien sûr allée seule au salon de thé et je suis revenue mais tu n’étais plus là et tu m’as seulement laissé un message disant que tu as été appelé au magasin – dis-moi est-ce que c’est vrai que tu as été appelé au magasin ? Car c’est une femme qui est venue te chercher d’après ce que le garçon m’a dit ! Gare à toi ! Tu ne me connais pas encore ! Tu ne connais qu’une chatte aux hanches galbées et aux cheveux blonds ! Mais je sais aussi devenir tigresse si on me trompe ! Un vrai tigre femelle, je suis féroce !... Tu ne m’as pas encore vue dans cet état !... Alors ne lève pas sur moi ces yeux indignés innocents car je n’en peux plus et je mords ton cou par-derrière là là là làlàlà où il n’y a plus de cheveux… Ah oui c’est vrai ne dis surtout pas à Angèle que tu sais que je lui ai dit que je t’ai avoué qu’elle ne doit pas savoir que je t’ai appelé de chez elle parce que si par hasard Angèle avoue à Edmond qu’elle ne sait pas que tu as été au magasin pourtant je lui ai dit de dire que nous avons été ensemble au magasin hier alors Edmond risque de s’apercevoir que j’avais dit à Angèle que je monterais chez elle et que nous ne nous sommes pas rencontrés par hasard et c’est tout de même bizarre surtout si devant Angèle tu fais semblant d’ignorer que je lui ai dit que tu dois faire semblant de ne pas savoir que je t’ai appelé de chez elle… J’espère que tu suis ta petite chienne adorable et intelligente car je ne voudrais pas Dieu m’en garde que (des personnes en colère frappent à la porte de la cabine du téléphone) oh non… Angèle s’impatiente et frappe parce qu’elle pense qu’Edmond trouve bizarre que je parle trop longuement… Alors adieu bisous bisous (elle envoie des baisers) mon cher très cher petit nez de toutou hirsute je ne pourrai pas te voir mais je t’ai au moins appelé pour entendre ta voix… Je n’aurais pas supporté toute la journée sans entendre ta belle et douce voix basse de nounours… Je voulais seulement entendre ta voix mon chéri, il faut que je coure adieu adieu… (Elle lance des baisers, repose le combiné et sort.)

 

rideau

 

Színházi Élet, 1932. n°48.

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Thème "les femmes"