Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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"la logique des ÉvÉnements"

Projets et illusions

Ce n’est pas la première fois que j’écris ces mots entre guillemets. Dans une des années tardives de la guerre mondiale, ne sachant pas sur quel pied danser, cherchant désespérément un dernier lambeau de foi et d’espérance que ce monde pourri de mauvais discours soit guéri pas des mots, j’avais rédigé toute une petite étude contre l’ineptie des responsables politiques et des diplomates et des princes d’alors qui invoquaient "la logique des événements" comme explication et excuse pour tout ce qu’ils avaient fait, et surtout pour tout ce qu’ils avaient manqué de faire, rejetant la responsabilité, au nom de quelque anankê de Sophocle, sur une divinité nouvelle, insignifiante, bricolée par les sophistes du dix-neuvième siècle, à partir de thèses mathématiques et statistiques branlantes sous le label de "Principe du Matérialisme Historique". Ma colère, mon indignation et mon antipathie envers cette expression appliquée mal à propos avaient explosé en une seule phrase : si nous avons confié le pouvoir exécutif à des responsables politiques, ce n’était pas parce que nous aurions été curieux des événements, mais nous étions curieux de leur logique face aux événements ; nous savons par nous-mêmes, sans eux, ce qu’ils signifient pour nous ces événements : mort et destruction, écroulement, plongée inévitable dans l’obscurité.

Ce matin cette "logique des événements" a une fois de plus fait surface dans le discours d’un homme d’État français, dans les pages des journaux - mon ancien hérissement, ma chair de poule se sont un instant réveillés - puis j’ai fait un geste méprisant de la main : à quoi bon ? Ils ont apparemment raison - voilà, la logique des événements a voulu qu’après tant d’années nous en soyons au même point que le Juif de Mád, et rien n’y fait, couper les cheveux en quatre pour clarifier la notion ne sert à rien - la logique des événements exige aujourd’hui aussi que l’homme d’action confie son destin et celui de son peuple au petit almanach illustré dans lequel on peut lire : pleuvra-t-il ?  Ne pleuvra-t-il pas ? - Et le penseur n’a qu’à tenir sa langue, personne ne l’écoute.

 

Sur une autre page du journal, une fois de plus c’est le fils prodigue de l’Europe, le petit diablotin bolchevique sans foi ni loi qui préoccupe ses frères et sœurs indignés, bien sages. Les Bolcheviques reviennent encore avec leur plan quinquennal, ils viennent de fixer un nouveau terme, sans se préoccuper de l’échec au moins partiel du terme précédent. Ils ont élaboré un plan sur la base duquel "ils exigent l’impossible, pour que le possible se réalise". Pour 1937 ils promettent au peuple russe des sources d’énergie deux fois plus grandes que ce que possède actuellement l’Amérique.

Une telle expression comme "la logique des événements" ne se trouve pas dans le texte - ou si oui, elle concerne d’autres peuples qui leur sont hostiles, pas le leur. D’autres expressions sont, elles, fréquentes : nous avons décidé, nous voulons, nous jugeons bon donc nous réalisons, nous nous efforçons de réaliser.

Il faut reconnaître que ce ton est plus proche des idées platoniciennes d’un homme d’État tel que Machiavel, dont l’esprit recommence à hanter les arcanes de l’Europe de l’Ouest. Voici bien la raison pour laquelle Platon ne pouvait pas supporter les poètes et les auteurs dramatiques, dès qu’il s’agissait de politique. Cette distinction est d’autant plus intéressante que c’est justement la vision bolchevique du monde qui était partie du point auquel celle des humanistes est arrivée, pour changer de rôle maintenant : leur prophète Mahomet, le Marx éduqué à la dialectique hégélienne, qui représentait le matérialisme le plus rigide, donc "la logique des événements" indépendante de la volonté humaine (individuelle), alors que notre logique à nous, cette perception de l’histoire affublée du qualificatif "d’héroïque", croyait en la vocation et la volonté des grands hommes, rédempteurs et constructeurs de la destinée des peuples.

Alors nous verrons. L’homme propose et Dieu dispose. Encore que, pour ma part, si j’étais Dieu, je trouverais certainement plus amusant un homme qui au moins propose quelque chose, même sans me demander mon avis, qu’un autre qui se résigne à ma sage volonté et qui attend les bras croisés que ma décision se manifeste dans les événements à venir. Mais n’étant qu’un misérable humain, qui plus est un poète, donc encore plus misérable que la moyenne des humains, je me sens davantage attiré par le noble pathos dans lequel un homme d’État humaniste d’aujourd’hui invoque toutes sortes de notions merveilleuses, la culture, la civilisation, l’honneur de la patrie, la fierté du génie français et la garde qui ne se rend pas, et même la logique des événements - de tout, sauf de ce dont il s’agit.

Car c’est la pure poésie qui retentit vers toi depuis les chaires politiques de l’Europe : l’orgueil et l’amour-propre des peuples, leur foi enthousiaste en eux-mêmes génère des dithyrambes sur les lèvres interprètes de tous ces beaux sentiments. Mais le poète, lui, vu que le politicien se charge de sa tâche à sa place, chausse des lunettes et se met à compter : il additionne et soustrait, il regarde autour de lui, inquiet, il recommence et il se gratte péniblement la caboche, en constatant que les taux d’intérêt ne collent pas avec les pieds des vers - il y aura de la pagaille le jour des comptes.

Plutôt que des odes, des hymnes et des élégies, il préférerait écrire un essai économique, s’il s’y connaissait.

 

Ceterum censeo Carthaginem et même Carnage esse delendam.


Pesti Napló,

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