Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
TECHNOCRATIE ?
THÉOCRATIE ?
À
propos de l’article de Lajos Zilahy[1]
Mon cher Lajos, je te fais savoir juste comme
ça, d’emblée, sans rien, sans bonjour, comme nous faisons
d’habitude (nous débarrasser des politesses superflues est une de
nos innovations révolutionnaires à nous deux), je te fais donc
savoir que j’ai bien reçu ton aimable lettre privée qui
m’était adressée sans interpellation dans le dernier
numéro de Pesti Napló,
consacrée à la nouvelle conception du monde portant la
dénomination de technocratie. S’agissant de conception du monde,
voire éventuellement de l’avènement d’un nouvel ordre
mondial, je trouve toute naturelle cette forme épistolaire intime et
discrète – les quelques écrivains européens qui, en
raison d’une sorte d’atavisme psychique, ont encore la coutume de
méditer sur la vie et la chose humaine en ce monde, plutôt que de
confier l’affaire à des politiciens, considèrent depuis
longtemps la réflexion comme une affaire familiale privée,
qu’il n’est pas comme il faut ni conseillé
d’aérer en public – il serait évidemment fort
différent pour toi et pour moi de faire des déclarations au sujet
des acteurs qui devraient jouer les rôles principaux dans nos prochaines
pièces, et combien ça nous a rapporté à Bucarest,
par conséquent quel voyage nous prévoyons pour le printemps si
une certaine affaire amoureuse, que d’ailleurs le Daily Mail a divulguée, aboutit – cela, c’est
une affaire publique, elle a le feu vert, elle supportera l’encre
d’imprimerie, nous pourrions à la rigueur la taper
nous-mêmes à la machine à composer, tellement elle
intéressera le public à coup sûr.
*
Il faut dire que ça ne fait pas de
mal de laisser tomber de temps en temps les affaires publiques concernant la
rotule du genou de notre vieille grand-mère et de nous retirer à
l’écart, pour discuter à deux du cours et du destin du
monde.
C’est très intéressant
ce que tu racontes sur la technocratie. Tu te souviens, nous avons
déjà discuté de ces choses voilà quelques
années. Déjà alors j’avais baptisé ainsi le
processus qu’à présent cet Howard Scott[2] englobe dans un système
attesté par des données : le suicide du Capital, le
Capitalisme suicidaire. Il s’agissait des progrès de la technique,
et moi, adepte quasi exalté de ces progrès, je t’expliquais
la mort dans l’âme, des pieds et des mains, que le monde
s’est retourné sur la tête et crèvera
infailliblement : il s’est produit cette situation impossible
où l’Argent-Roi, ayant été hissé sur le
trône par le progrès technique, est maintenant contraint de faire
barrage à ce progrès, de lui obstruer ses sources, ce qui
prépare naturellement sa propre chute, et si je crains cela, ce
n’est pas comme si je le plaignais, le pauvre, mais c’est que je
crains que nous débarrasser de son cadavre monstrueusement enflé,
gigantesque, demandera encore des décennies – mes chers
contemporains, nous ne verrons jamais le pays de Canaan, que l’Homme
Divin Inventeur, le génie de la Raison, a failli descendre sur Terre.
*
Déjà alors j’avais
cité un tas d’exemples, semblables au rasoir merveilleux (dis
donc, ce doit être une invention magnifique, j’en bavais
d’envie en lisant ta description) et à la ramie, l’hyper-laine. Je suis convaincu que, par exemple dans
le domaine des machines et équipements cinématographiques,
d’énormes cartels et usines possédant des capitaux
gigantesques empêchent le progrès naturel de l’invention
elle-même – le miroir vivant
parfaitement coloré et en relief devrait exister depuis longtemps, mais
le capital sur-engagé veut regagner son investissement avec les
intérêts, c’est pourquoi il entrave
l’épanouissement du laboratoire. Hier chez un ami j’ai aussi
vu l’allumette inusable, il
l’avait piquée quelque part à Berlin ; impossible de
la commercialiser pour le moment, il faut régler au préalable les
dettes de Monsieur Kreuger, il faut aussi avoir épuisé la
mauvaise invention massivement fabriquée, désuète, de
Maître Irinyi[3]. Depuis notre conversation, la lutte du
Capital et du Progrès s’est répandue dans tous les
domaines, elle menace désormais sérieusement le monde de
l’étouffer dans sa propre graisse – du jamais vu dans
l’histoire universelle ? Le savant coupé de la vie rêve
dans son délire d’avion fusée, pendant que la plupart des
lignes d’aviation ordinaires sont contraintes de cesser de fonctionner
à défaut de passagers capables de payer les tarifs –
l’étincelle radio fait huit fois le tour du globe en une seconde,
et moi j’ai rencontré l’autre jour un petit garçon de
douze ans au Népliget[4] qui est né à Budapest, qui a
toujours vécu à Budapest, mais qui n’a jamais encore
été à Buda et n’a jamais vu le Danube.
*
C’est sans précédent
dans l’histoire du monde – des millions d’affamés et
des stocks d’invendus, à une époque où la
révolution victorieuse des transports permettrait une distribution
parfaite des biens. C’est sans précédent, et il y a du vrai
dans la sentence d’Howard Scott : cette situation
particulière que l’humanité expérimente pour la
première fois, cette maladie nouvelle et jusqu’ici inconnue, cette
hypertrophie des organes nourrisseurs et
distributeurs, face au dépérissement des cellules, exige,
au-delà d’un nouveau diagnostic, une nouvelle thérapie ou
tout au moins une nouvelle théorie thérapeutique : dans le
socialisme orthodoxe il y a trop de dialectique philosophique
hégélienne et trop peu de connaissances pratiques, de psychologie
partant de la nature humaine. Une nouvelle thérapie est
nécessaire, d’autant plus que, face à la cure désuète
d’eau froide, se manifeste déjà l’autre extrême
– le charlatanisme, l’incantation, l’homéopathie,
l’exorcisme médiéval : il faut détruire les
machines, ce sont elles, la cause de tous les maux, elles qui nous tuent, des
inventions sacrilèges, pratiques de sorcellerie, tentation de Satan,
retournons à la nature, à l’artisanat ! Comme si ces
machines et ces mécaniques n’étaient pas une projection germée du corps et de
l’âme, du corps et de l’âme de l’homme, la
réalisation de ses désirs et de ses rêves les plus nobles,
des enfants mis au monde, semblables à lui-même, dans lesquels il
a insufflé son âme – comme si un destin maléfique
l’avait versée sur lui de l’extérieur –
simplement parce qu’en nous chamaillant nous n’arrivons pas à
maîtriser notre propre progéniture, alors
détruisons-là ! Ineptie !
*
Mais alors que faire ?
Cela paraît simple. Tout comme le
schéma de toute chose à faire : voir, remarquer (bien,
évidemment) les états véritables, analyser les causes,
puis en partant de ces causes reconstruire
intelligemment, mais cette fois conformément au but et au bonheur de
chacun. Projeter de nouvelles lois, une nouvelle constitution, conformes aux
nouvelles exigences, faites d’une matière solide et
crédible, pour qu’elle survive au moins pendant toute la
durée de vie de l’état des choses auxquelles elle se
rapporte.
Mais qui doit adopter cette nouvelle
constitution ?
C’est également
évident, n’est-ce pas ? Des esprits capables de voir ce qui
existe et capables d’imaginer ce qui n’existe pas mais pourrait
advenir.
Des êtres dits intellectuels. Des penseurs,
des savants, des poètes, l’aristocratie de l’esprit.
Même toi et moi, mon cher Lajos.
*
Pourquoi tu ris, Lajos ?
C’est une bonne blague ?
*
Une bonne blague, oui. Justement nous, des
scribouillards plus ou moins réussis, alors qu’il existe la Société
des Nations, la Conférence Internationale, l’Union
Économique, le Congrès Mondial de Contrôle des Prix, le
Cartel Culturel contre le bolchevisme, le Comité Paneuropéen, la
Ligue Internationale pour la Préparation du Renforcement des Forces
Nationales, le Conseil Inter étatique pour le Désarmement et la
Paix dans le Monde et, en plus de tout cela, dans chaque pays,
séparément et collectivement, le Pouvoir Étatique pour un
Projet de Constitution Assurant l’Ordre Établi.
Nous pourrions à la rigueur nous faire
à l’idée, mon cher Lajos, de repousser cette
préoccupation, si un terrible soupçon ne nous chatouillait pas
– est-ce que l’Argent-Roi moribond n’est pas obligé de
suivre la même tendance anti-progrès dans la vie intellectuelle
que dans la technique ? Refréner le meilleur, le plus convenable,
car il faut d’abord "avoir trouvé son compte" sur
l’ancien, encaisser le retour sur son investissement.
Compréhensions, connaissance,
enthousiasme, foi et intention, royaume des prêtres de l’esprit,
théocratie platonicienne – vous pourriez peut-être
réaliser le paradis de la technocratie. Mais qui vous
écoute ?
Théocratie – technocratie.
Homousion – homoiusion[5].
Abandonnons, mon cher Lajos, ces deux
lettres.
*
Parlons d’affaires publiques. Comment
va ton petit garçon ?
Pesti
Napló, 12 février 1933.
[1] Lajos Zilahy (1891-1974). Romancier et dramaturge hongrois
[2] Howard Scott (1890-1970). Ingénieur américain, fondateur de Technocracy Inc. en 1933.
[3] János Irinyi (1817-1885). Chimiste hongrois, inventeur de l’allumette au phosphore.
[4] Jardin public à Budapest.
[5] Deux termes employés en liturgie pour distinguer dans le Christ, le Dieu fait Homme ou l’Homme-Dieu.