Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
BIFFER OU NE
PAS BIFFER
(Sur ma propre
opinion)
on article
de la semaine dernière a été récompensé de
plusieurs hochements de tête de la part de personnes connues et
inconnues. Pour les ignorants : il paraît que dans mon article
j’ai découragé la jeunesse d’écrire des
poèmes, et j’ai encouragé les esthètes à plus
de prudence. Bien que sous cette forme l’accusation soit incorrecte, je
suis enclin de reconnaître ma culpabilité en général
dans l’espoir d’un nouveau procès, sinon pour une autre
raison,– si rares sont les occasions de nos jours qu’un
écrivain puisse séjourner dans son milieu naturel, au royaume
invisible de l’esprit : il aime profiter de l’occasion pour y
retourner, même sous la condition qu’on l’y accuse
aussitôt de traîtrise à la patrie et que ses compatriotes
étourdis le traînent devant la loi.
*
Donc j’assume : j’ai
découragé la jeunesse, la même jeunesse que
Ignotus[1]
dans sa belle conférence de cette semaine invitait à une nouvelle
guerre de libération, sous la bannière de la poésie et de
la justice. Bien que je réfute que les deux représentent la
même cause, je reconnais pourtant qu’il est indéniable que
les poètes se sont consacrés davantage à la lutte pour la
justice et pour la liberté que les petits commerçants et je
ressens le besoin de passer devant la cour de l’Idéal
Offensé, pour me laver du soupçon de défaitisme.
Écoutez, je ne suis pas
défaitiste. J’ai toujours cru et clamé que seul le soldat
enthousiaste de l’empire de l’esprit peut lutter avec succès
contre l’injustice de la nature et la tyrannie de la
société, et que le monde invisible de la Pensée peut
absolument rédimer et transformer le monde visible brut et
méchant.
Je n’ai pas invité la jeunesse
à déposer les armes, mais seulement à une trêve,
pour des raisons tactiques. Dans son propre intérêt, dans
l’intérêt de l’armée, dans
l’intérêt du Grand But et de la Grande Victoire, qui me sont
tellement sacrés que je n’oserais pas les risquer. Dans
l’intérêt de la Bannière et de la Sainte Couronne de
notre empire, qu’il faut dérouler et lever haut quand nous livrons
bataille, mais qu’il faut cacher et sur laquelle il faut veiller quand
l’armée est sur la défensive.
Écoutez, nous sommes sur la défensive.
Écoutez, les temps sont défavorables pour le chevalier de
l’esprit qui, contrairement à ses congénères, est
âgé d’autant de milliers d’années que la
civilisation humaine, qui vit dans ses traditions familiales, et qui est
sensible aux houles du temps non dans ses droits individuels, mais dans ses
anciens privilèges de noblesse. Prenez mot pour mot cette comparaison
avec la noblesse ; et je vais vous prouver qu’il faut la prendre mot
pour mot. Regardez ce bout de papier que j’ai reçu ce matin de l’administration
fiscale. Il me prévient que selon le paragraphe de
l’article XXXIX de la loi 1921, « la taxe
générale de transactions concerne tous les citoyens depuis le
maraîcher faisant commerce de ses produits intéressé
à ses recettes… » etc., etc., bref, « toute
profession libérale intellectuelle », donc « sont
tenus de payer la taxe générale de transactions tout
écrivain et tout individu s’occupant de beaux-arts, d’arts
plastiques, de peinture, de sculpture… d’estampes, de biffage… ».
Vous comprenez cela ?
Cette loi a été
adoptée en 1921.
Cette loi a été
promulguée pour abolir des noblesses et des privilèges : on
a dépouillé l’aristocratie intellectuelle de ses privilèges, au nom
d’une démocratie qui diffère fondamentalement de toutes les
précédentes.
*
Lorsqu’à la suite des
révolutions bourgeoises on a pour la première fois soumis la
noblesse de sang à l’impôt, les barons et les comtes
offensés se sont récriés et ont protesté contre ce
genre d’égalité qui d’après eux
détruisait les strates naturelles de la société. Les
écrivains, poètes et penseurs, champions de la justice et de la
liberté, ont en revanche applaudi, ivres de liesse, l’aube de la
Fraternité, l’avènement de la victoire attribuée
à leurs pères, les aristocrates de l’esprit. Qui aurait
prévu cette absurdité que le temps viendrait où cette
égalité serait étendue aussi à l’Empire de
l’Invisible : qu’on fiscaliserait l’inspiration divine,
l’étincelle céleste, qu’on pèserait la valeur
calorique des langues de feu du Saint-Esprit, toutes ces valeurs que la culture
et la civilisation devraient plutôt soutenir et choyer, protéger
des pièges du monde matériel ? Qui aurait prévu que
cette rareté et ce cadeau divin seraient évalués et
inventoriés par l’État comme une quelconque masse de
faillite et d’invendus, dont il tenterait de tirer un maximum de profit
financier ? On trouvait alors aussi naturel qu’il n’y ait pas
et qu’il ne puisse pas y avoir une démocratie ni une
égalité dans l’empire de l’esprit, que nous trouvons
aujourd’hui naturel qu’en matière de science le disciple ne
soit pas l’égal de son professeur (puisque si cela était,
on n’aurait plus besoin d’école ni de science) – la
supériorité essentielle de l’excellence intellectuelle
était ressentie par l’époque qui savait et voulait
apprendre de ses maîtres, par conséquent elle respectait
l’art et la poésie ; contrairement à la
servilité qui se prosternait devant les puissants des biens
matériels, celle-ci est un respect naturel qui paraissait plutôt
libérer que contraindre l’âme : autant celle-ci est une
chose belle et juste, autant l’autre est déplacée et
malveillante.
*
Eh bien – c’est à cela
que je faisais allusion, rien d’autre, jeunes troubadours
qu’après une révolution intellectuelle vaincue
Mihály Tompa[2] encourageait ainsi : « Mes
fils, persistez et chantez ! ». Mais un demi-siècle plus
tard, au crépuscule du bref embrasement, un autre poète que ses
adeptes considéraient comme un prophète, provoquait
déjà au combat avec malédiction et joie perverse :
« que votre chant retentisse quand même parfois, en
appât, en musique de malédiction… pour que d’autres aussi soient brisés et anéantis[3] », anticipant bien
l’avenir qui serait celui du descendant, l’héritier
spirituel, à qui la parole nostalgique de János Arany
s’adressait, « lorsque,
devenu adulte, tu auras appris que la terre de tes ancêtres n’est
pas une patrie pour toi ».
Non, il n’est pas bon de songer que
vous serez aussi brisés et anéantis, je ne l’aimerais pas,
je ne veux pas cela – c’est pourquoi je ne te pousse pas à
chanter, car ton chant ne pourrait être autre qu’un chant de
guerre, jeune poète talentueux que tu es. Les terres ancestrales de tes
pères sont les pages ouvertes des livres, jadis un drap de papier
couvrant des continents immenses : elles sont jetées aux chiens, de
leurs sillons ne germe plus la vie, c’en est fini de
l’autorité et des privilèges – qu’est-ce qui
t’attend toi dans cette carrière ? Tu dois renier ta
lignée pour pouvoir vivre, même miséreux – qui
s’y intéresserait, à qui veux-tu en imposer en cette
époque de la plèbe, que tu puisses remonter dans ta
généalogie jusqu’à Vörösmarty,
Shakespeare, voire Horace ? C’est égal, il ne s’agit
pas de cela : tu dois plutôt démontrer combien de
poèmes tu as écrit ce mois-ci, à combien tu as
réussi à les vendre, combien tu as vendu de tableaux, en as-tu biffé ou gommé et
combien ? – fais ton compte rendu, paye bien ta taxe de transaction,
c’est tout ce que la société attend de toi – et
réjouis-toi que la société te tolère au pied de ses
immenses piliers, la Politique et le Commerce.
*
Et à l’esthète furieux
et plein d’élans, qui chante plus bruyamment son poète
préféré, que son poète ne chante la vie (il peut le
faire puisque sa matière, la parole, est commune avec la matière
du poète), je réponds simplement : du calme !
L’esthétique n’est pas une science exacte, on ne peut pas y
claironner des sentences avec la certitude d’un deux fois deux. La
déclaration modeste et
prudente avec laquelle le mathématicien affirme que si A égal B
et C, alors B est probablement égal à C, est bien plus
convaincante, que la déclaration du critique XY, selon laquelle Muki Makra est un aussi grand
poète que Goethe, donc forcément plus grand
qu’Amédée Souffreteux – pourtant il ne s’en
offusque pas si quelqu’un ne le croit pas, il s’y attelle et
l’explique encore une fois. Pourquoi t’en offusques-tu alors,
"affidé" du poète, plus enthousiaste que le
poète lui-même, si tu ne m’as pas convaincu dès le
premier instant dans le domaine des sympathies et des antipathies, dans ce champ
magnétique où toi-même es esclave des sympathies et
antipathies personnelles, au point que tu trouveras le poème de ton
poète favori immanquablement mauvais si, par suite d’une coquille,
il est publié signé du nom du poète que tu crois
mauvais ?
*
Biffer ou ne pas biffer, telle est la
question. Et si tu dois payer des taxes pour le biffage, ne biffe pas, garde,
attends, le jour point déjà quelque part – est-ce la
lumière des soufis ou un feu diabolique dans la trappe ? Peu
importe : le Seigneur est seigneur aussi en enfer, et il ne cède
pas sa propriété céleste.
Pesti
Napló, 26 février 1933.