Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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BIFFER OU NE PAS BIFFER

(Sur ma propre opinion)

18-Gommer ou ne pas gommer lon article de la semaine dernière a été récompensé de plusieurs hochements de tête de la part de personnes connues et inconnues. Pour les ignorants : il paraît que dans mon article j’ai découragé la jeunesse d’écrire des poèmes, et j’ai encouragé les esthètes à plus de prudence. Bien que sous cette forme l’accusation soit incorrecte, je suis enclin de reconnaître ma culpabilité en général dans l’espoir d’un nouveau procès, sinon pour une autre raison,– si rares sont les occasions de nos jours qu’un écrivain puisse séjourner dans son milieu naturel, au royaume invisible de l’esprit : il aime profiter de l’occasion pour y retourner, même sous la condition qu’on l’y accuse aussitôt de traîtrise à la patrie et que ses compatriotes étourdis le traînent devant la loi.

 

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Donc j’assume : j’ai découragé la jeunesse, la même jeunesse que Ignotus[1] dans sa belle conférence de cette semaine invitait à une nouvelle guerre de libération, sous la bannière de la poésie et de la justice. Bien que je réfute que les deux représentent la même cause, je reconnais pourtant qu’il est indéniable que les poètes se sont consacrés davantage à la lutte pour la justice et pour la liberté que les petits commerçants et je ressens le besoin de passer devant la cour de l’Idéal Offensé, pour me laver du soupçon de défaitisme.

Écoutez, je ne suis pas défaitiste. J’ai toujours cru et clamé que seul le soldat enthousiaste de l’empire de l’esprit peut lutter avec succès contre l’injustice de la nature et la tyrannie de la société, et que le monde invisible de la Pensée peut absolument rédimer et transformer le monde visible brut et méchant.

Je n’ai pas invité la jeunesse à déposer les armes, mais seulement à une trêve, pour des raisons tactiques. Dans son propre intérêt, dans l’intérêt de l’armée, dans l’intérêt du Grand But et de la Grande Victoire, qui me sont tellement sacrés que je n’oserais pas les risquer. Dans l’intérêt de la Bannière et de la Sainte Couronne de notre empire, qu’il faut dérouler et lever haut quand nous livrons bataille, mais qu’il faut cacher et sur laquelle il faut veiller quand l’armée est sur la défensive.

Écoutez, nous sommes sur la défensive. Écoutez, les temps sont défavorables pour le chevalier de l’esprit qui, contrairement à ses congénères, est âgé d’autant de milliers d’années que la civilisation humaine, qui vit dans ses traditions familiales, et qui est sensible aux houles du temps non dans ses droits individuels, mais dans ses anciens privilèges de noblesse. Prenez mot pour mot cette comparaison avec la noblesse ; et je vais vous prouver qu’il faut la prendre mot pour mot. Regardez ce bout de papier que j’ai reçu ce matin de l’administration fiscale. Il me prévient que selon le paragraphe de l’article XXXIX de la loi 1921, « la taxe générale de transactions concerne tous les citoyens depuis le maraîcher faisant commerce de ses produits intéressé à ses recettes… » etc., etc., bref, « toute profession libérale intellectuelle », donc « sont tenus de payer la taxe générale de transactions tout écrivain et tout individu s’occupant de beaux-arts, d’arts plastiques, de peinture, de sculpture… d’estampes, de biffage… ».

Vous comprenez cela ?

Cette loi a été adoptée en 1921.

Cette loi a été promulguée pour abolir des noblesses et des privilèges : on a dépouillé l’aristocratie intellectuelle de ses privilèges, au nom d’une démocratie qui diffère fondamentalement de toutes les précédentes.

 

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Lorsqu’à la suite des révolutions bourgeoises on a pour la première fois soumis la noblesse de sang à l’impôt, les barons et les comtes offensés se sont récriés et ont protesté contre ce genre d’égalité qui d’après eux détruisait les strates naturelles de la société. Les écrivains, poètes et penseurs, champions de la justice et de la liberté, ont en revanche applaudi, ivres de liesse, l’aube de la Fraternité, l’avènement de la victoire attribuée à leurs pères, les aristocrates de l’esprit. Qui aurait prévu cette absurdité que le temps viendrait où cette égalité serait étendue aussi à l’Empire de l’Invisible : qu’on fiscaliserait l’inspiration divine, l’étincelle céleste, qu’on pèserait la valeur calorique des langues de feu du Saint-Esprit, toutes ces valeurs que la culture et la civilisation devraient plutôt soutenir et choyer, protéger des pièges du monde matériel ? Qui aurait prévu que cette rareté et ce cadeau divin seraient évalués et inventoriés par l’État comme une quelconque masse de faillite et d’invendus, dont il tenterait de tirer un maximum de profit financier ? On trouvait alors aussi naturel qu’il n’y ait pas et qu’il ne puisse pas y avoir une démocratie ni une égalité dans l’empire de l’esprit, que nous trouvons aujourd’hui naturel qu’en matière de science le disciple ne soit pas l’égal de son professeur (puisque si cela était, on n’aurait plus besoin d’école ni de science) – la supériorité essentielle de l’excellence intellectuelle était ressentie par l’époque qui savait et voulait apprendre de ses maîtres, par conséquent elle respectait l’art et la poésie ; contrairement à la servilité qui se prosternait devant les puissants des biens matériels, celle-ci est un respect naturel qui paraissait plutôt libérer que contraindre l’âme : autant celle-ci est une chose belle et juste, autant l’autre est déplacée et malveillante.

 

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Eh bien – c’est à cela que je faisais allusion, rien d’autre, jeunes troubadours qu’après une révolution intellectuelle vaincue Mihály Tompa[2] encourageait ainsi : « Mes fils, persistez et chantez ! ». Mais un demi-siècle plus tard, au crépuscule du bref embrasement, un autre poète que ses adeptes considéraient comme un prophète, provoquait déjà au combat avec malédiction et joie perverse : « que votre chant retentisse quand même parfois, en appât, en musique de malédiction… pour que d’autres aussi soient brisés et anéantis[3] », anticipant bien l’avenir qui serait celui du descendant, l’héritier spirituel, à qui la parole nostalgique de János Arany s’adressait, « lorsque, devenu adulte, tu auras appris que la terre de tes ancêtres n’est pas une patrie pour toi ».

Non, il n’est pas bon de songer que vous serez aussi brisés et anéantis, je ne l’aimerais pas, je ne veux pas cela – c’est pourquoi je ne te pousse pas à chanter, car ton chant ne pourrait être autre qu’un chant de guerre, jeune poète talentueux que tu es. Les terres ancestrales de tes pères sont les pages ouvertes des livres, jadis un drap de papier couvrant des continents immenses : elles sont jetées aux chiens, de leurs sillons ne germe plus la vie, c’en est fini de l’autorité et des privilèges – qu’est-ce qui t’attend toi dans cette carrière ? Tu dois renier ta lignée pour pouvoir vivre, même miséreux – qui s’y intéresserait, à qui veux-tu en imposer en cette époque de la plèbe, que tu puisses remonter dans ta généalogie jusqu’à Vörösmarty, Shakespeare, voire Horace ? C’est égal, il ne s’agit pas de cela : tu dois plutôt démontrer combien de poèmes tu as écrit ce mois-ci, à combien tu as réussi à les vendre, combien tu as vendu de tableaux, en as-tu biffé ou gommé et combien ? – fais ton compte rendu, paye bien ta taxe de transaction, c’est tout ce que la société attend de toi – et réjouis-toi que la société te tolère au pied de ses immenses piliers, la Politique et le Commerce.

 

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Et à l’esthète furieux et plein d’élans, qui chante plus bruyamment son poète préféré, que son poète ne chante la vie (il peut le faire puisque sa matière, la parole, est commune avec la matière du poète), je réponds simplement : du calme ! L’esthétique n’est pas une science exacte, on ne peut pas y claironner des sentences avec la certitude d’un deux fois deux. La déclaration  modeste et prudente avec laquelle le mathématicien affirme que si A égal B et C, alors B est probablement égal à C, est bien plus convaincante, que la déclaration du critique XY, selon laquelle Muki Makra est un aussi grand poète que Goethe, donc forcément plus grand qu’Amédée Souffreteux – pourtant il ne s’en offusque pas si quelqu’un ne le croit pas, il s’y attelle et l’explique encore une fois. Pourquoi t’en offusques-tu alors, "affidé" du poète, plus enthousiaste que le poète lui-même, si tu ne m’as pas convaincu dès le premier instant dans le domaine des sympathies et des antipathies, dans ce champ magnétique où toi-même es esclave des sympathies et antipathies personnelles, au point que tu trouveras le poème de ton poète favori immanquablement mauvais si, par suite d’une coquille, il est publié signé du nom du poète que tu crois mauvais ?

 

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Biffer ou ne pas biffer, telle est la question. Et si tu dois payer des taxes pour le biffage, ne biffe pas, garde, attends, le jour point déjà quelque part – est-ce la lumière des soufis ou un feu diabolique dans la trappe ? Peu importe : le Seigneur est seigneur aussi en enfer, et il ne cède pas sa propriété céleste.

 

Pesti Napló, 26 février 1933.

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[1] Pál Ignotus (1901-1978). Écrivain, journaliste.

[2] Mihály Tompa (1819-1868). Poète lyrique hongrois.

[3] Du poème de Endre Ady (1877-1919) : "Chant dans la poussière"