Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
sage raison
Entrée pour
1.
Pour ceux qui l’ignoreraient la Grande
Encyclopédie n’existe pas encore. Ce titre, je l’ai
déjà souvent répété, est né de mon
expérience devenue conviction que dans l’embrouille babélique
de nos notions, le vingtième siècle a encore et de plus en plus
besoin de ce travail de clarification que quelques écrivains
français, employant une méthode qui plus tard
s’avéra utile et nécessaire, tentèrent au
dix-huitième siècle dans presque tous les domaines des
connaissances et des idées.
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Ce
ne sont que quelques notes et non la définition, de simples remarques
à propos des cas auxquels généralement on l’emploie.
Je ne veux donc pas examiner ce
qu’est la sage raison, seulement ce que de nos jours on entend par là quand on
l’évoque. Si mon instinct ne me trompe pas, mon investigation doit
révéler que l’usage commun attache des idées fausses
à cette expression.
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En
effet, depuis quelque temps elle redevient à la mode. C’est
à la "sage raison" que se réfèrent le politicien
et l’économiste, le critique et le dramaturge, le juge et le
condamné, et même assez souvent – et cela, vous le verrez,
est déjà un peu problématique – le théologien
lui-même, porte-parole de la volonté de Dieu. Ils invoquent la
"sage raison" comme quelque chose dont la promesse est
crédible, car la sage raison n’est pas infectée de
théories, elle est le garant d’une réflexion saine. La
version contemporaine de cette notion est très réussie ;
étant une expression savoureuse, même le hasard philologique a
été favorable (l’ambiance étant plutôt
nationaliste) à sa nouvelle popularité (dans les compositions
"la sage raison exige que…", "selon la sage raison il est
impensable de…") – c’est pourquoi certains ne savent
pratiquement pas que cette notion, contraire du pédantisme, ou
franchement et carrément, contraire à la culture (on la remplace
parfois par "sagesse populaire", "solide sagesse paysanne")
a été à l’origine une annexe et une création
artificielle de certains philosophèmes de même que de nombreux
autres : cette marchandise a été remise à la mode par
des auteurs philosophiques français au milieu du dix-huitième
siècle sous le nom de "bon sens" et au début ils
n’avaient pas d’autre but que de flatter l’exceptionnelle
force première de l’esprit français. Le fait est que
l’expression "sage raison" est un terme philosophique donc
pédant ; et, formulé comme un paradoxe, je peux de cette
façon tranquillement conclure un premier résultat de mon
investigation dans cette thèse : ce n’est pas la sage raison
qui a découvert la sage raison.
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Elle
n’aurait pas pu la découvrir.
Elle
n’aurait pas pu découvrir par exemple la raison qui, en ce moment,
s’ingénie au-delà de la carapace de mon crâne
à la redécouvrir, ou plutôt à la mettre à nu
(dévoilement et découverte sont des actions sœurs) ; la
raison, je l’ai connue déjà dans toutes sortes
d’états mais très rarement dans celui que l’on
appelle généralement l’état de
sobriété. Bizarrement, l’état dans lequel elle
aurait compris quelque chose toute
seule, sans aucune aide et secours, elle l’aurait même exprimé, l’aurait donc
rendu compréhensible à autrui aussi, je n’oserais pas
qualifier cet état de sobre : bien au contraire, cet effort
soutenu, surchauffé, excité et pulsant qui "assaille"
la raison dans ces cas-là ressemble beaucoup plus à
l’ivresse et au vertige, à une obsession oubliant tout le reste,
vie et intérêt, qu’à cet autre, le sobre, dans lequel
paraît-il se manifesterait "clairement" le sens des choses. Oh
non, chère amie Sage raison, ne te berce pas d’illusions : la
clarté dans laquelle en effet le sens des choses apparaît parfois
un instant comme un éclair ne jaillit pas de ta tête. Avec ton
petit lumignon tremblotant tu éclaires seulement les lieux communs
circulant en surface : pour voir plus loin et plus profond il faut un feu
plus lumineux, et ce feu possède une flamme qui se consume elle-même. Nietzsche décrit cela comme suit :
Ja ich weiß woher ich stamme
Ungesättigt gleich der Flamme
Glühe und verzehr ich mich
Licht wird alles was ich fasse
Kohle alles was ich lasse
Flamme bin ich sicherlich.[1]
Et
Rousseau, lui, dans ses fameuses Confessions, se souvenant de la
genèse du "Contrat Social", sa dissertation la plus originale,
en parle ainsi : « j’étais assis sous un poirier
quand l’idée de base a jailli en moi comme un éclair…
j’ai repris mes esprits des heures plus tard en réalisant que
temps et espace avaient disparu et que mon gilet était mouillé
des larmes qui me coulaient des yeux ». Je
répète : il s’agissait d’un enchaînement
sec et "sobre" de raisonnements dans son sujet – mais je suis
persuadé que les grandes découvertes mathématiques sont
également le résultat d’états d’âme
similaires.
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Car
si nous en sommes aux mots, restons-en aux mots, qui plus est aux mots hongrois
– le Français, quand il détermine une notion à
partir de contraires dans une
dialectique méthodique, il prend pour le contraire du "bon
sens" le "mauvais sens" ou la démence – nous
Hongrois persisterons à appeler ivresse le contraire du bon sens ou de
la sobriété.
Il
s’agit en revanche d’un alcool
particulier, celui qui rend la raison humaine quotidienne apte à faire
des découvertes et des connaissances non quotidiennes car
éternelles ; il convient de constater avec un œil sobre et de
bonne foi, à propos de ce vin du génie, que sans lui la sage
raison n’aurait fait progresser le monde que de très peu.
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Mais
ç’aurait été un moindre mal. Il est plus grave
qu’elle l’a plutôt retardé.
Dans
les moments décisifs elle lui a toujours mis des bâtons dans les roues : son véritable
contraire, l’esprit
créatif, elle l’a plutôt empêché
qu’elle ne l’a soutenu dans son travail.
Lorsque
l’esprit créatif s’est douté (sans l’avoir vu
d’un œil "sobre") que c’est la Terre qui est une
planète et non pas le Soleil : les gens "à tête
sobre" se querellaient, se révoltaient partout dans le monde,
contre un tel raisonnement biscornu, artificiel, futuriste, dadaïste
– puisque la sage raison "n’a qu’à regarder"
et elle peut voir qu’il n’en est pas ainsi. Et quelle protestation
a produit, au nom de la sage raison, l’hypothèse prudente de
Spallanzani[2] supposant que les protozoaires ne naissent
pas dans l’eau mais ils y surviennent, jusqu’à ce que le
microscope, cet instrument insensé et pédant, n’ait
prouvé qu’ils flottent dans l’air, là où la
sage raison ne "voyait" que de l’air et rien
d’autre : tout le monde
était de cet avis, pourtant selon le proverbe, genre le plus prégnant de la sage raison,
"plus il y a d’yeux, mieux on voit" (ce qui accessoirement est
l’une des plus grosses âneries, rentrant dans la même
catégorie que cet autre proverbe : "s’ils sont trois
à dire que tu es ivre, vas te coucher", oubliant que c’est précisément
au héros des grandes découvertes que non trois mais trois cent
mille ont coutume de dire qu’il est ivre et qu’il doit aller se
coucher).
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L’expérience
montre hélas que le contraire de la sage raison n’est pas la folie
tortueuse mais la science à la vue tranchante et peut-être aussi
la religion à la vue profonde, bien qu’elles apparaissent comme
des antithèses l’une de l’autre. Elles se ressemblent
toutefois sur un point essentiel, et c’est justement là-dessus
qu’elles se confrontent à la "sage raison" – ce
point, la science l’appelle ainsi : "l’impossible
n’existe pas, il n’y a que l’inconnu", et la religion
ainsi : "credo quia absurdum", je le
crois parce que c’est impossible.
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Parmi
ses représentants typiques on ne trouvera ni de vrais savants, ni de
vrais prêtres, ni de vrais artistes, pas même un bon vivant.
On
y trouve d’autant plus les hommes médiocres, des foules
entières. Un bon nombre de politiques réalistes, des
commerçants, le monde entier rasséréné et
souriant : ils font calmement leurs allées et venues sur le volcan,
la dure glèbe, dont la "sage raison" est incapable de supposer
qu’elle se prépare à un séisme, qu’elle va
trembler et onduler comme la masse meuble de l’océan.
Et
aussi des femmes. En réalité ce sont elles qui
représentent la sage raison : elles sont les dépositaires,
les conservatrices solides des états existants. Elles ne sont pas
souvent créatrices, mais elles ont un talent grâce auquel des
personnalités touchant au génie peuvent parfois surgir parmi
elles : elles savent régner.
Régner n’est autre qu’une conservation de l’ordre
établi, elles s’y connaissent donc aussi bien qu’au
ménage : pensez à Élisabeth d’Angleterre,
Marie-Thérèse d’Autriche ou la reine Victoria.
Et
puisque nous parlons des institutions du royaume : s’il fallait
élire un roi, je voterai certainement pour une femme.
À
l’instar de la science qui a toujours été plus patiente
envers la superstition que celle-ci envers la science – la raison
créatrice croit et clame toujours avec patience et compréhension,
et même avec enthousiasme, que généralement on a besoin de
la sage raison : elle n’a l’habitude de contester que celui
qui s’arroge illégitimement une posture qui ne lui revient pas, et
qui ose critiquer son supérieur : le génie.
Qu’elle
reste là modestement où elle a sa place, dans son cercle
étroit : sur l’établi de l’atelier, dans le
bureau, autour des fourneaux, sur le trône du monarque ou du dictateur
d’où l’on dirige les masses.
Qu’elle
confie l’éclairage de la voie de l’Homme dans le monde
à des phares plus puissants.
Pesti Napló, 5 mars 1933.