Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

anecdote

21-anecdote lvarc, ayant quelque chose à faire à Máramarossziget, eut besoin d’une charrette. Il alla demander à Weisz, le charretier, pour combien il l’emmènerait, parce que le train ne s’arrêtait pas à leur village.

Ils se mirent d’accord pour cinq pengoes et la charrette prit la route à l’aube.

Il convient de savoir que la route qui mène à Máramaros est sinueuse. À la première montée Weisz se tourna vers l’arrière :

- Regardez, Monsieur Svarc, comme il peine, ce pauvre cheval. Moi, j’aime marcher, une petite promenade ne vous ferait pas de mal non plus, ne devrions-nous pas descendre jusqu’à ce qu’il arrive en haut ?

Monsieur Svarc a bon cœur et il aime particulièrement les animaux. Il ne plaint pas ses jambes, il descend gentiment, ils cheminent paisiblement jusqu’au sommet de la montée, ils attendent une minute que le cheval ait le temps de souffler un peu, ils remontent. La charrette prend la descente.

Un instant plus tard Weisz se retourne vers l’arrière :

- Regardez, Monsieur Svarc, comme elle peine, cette pauvre rosse pour retenir la voiture, pourvu que ce gros poids ne lui écrase pas le dos. De toute façon la marche en descendant est plus aisée, autant ne pas nous faire secouer – ne devrions-nous pas descendre jusqu’à ce qu’il arrive en bas ?

Monsieur Svarc ne se fait pas prier, il se redresse, il descend.

C’est ainsi que ça se passe jusqu’à Máramaros, étant donné que la route est comme ça par-là : ça monte, puis ça descend. Pas de quoi se disputer, ils sont tous les deux des hommes de cœur compréhensifs.

Lorsqu’ils arrivent devant l’auberge de Máramaros, Monsieur Svarc paye comme il se doit les cinq pengoes convenus. Mais avant de se séparer il marmonne :

- Vous savez, Monsieur Weisz, je me suis dit que nous sommes tous les deux bien bêtes. Moi, n’est-ce pas, j’avais à faire à Máramarossziget. Vous, vous aviez besoin de cinq pengoes. Tout va bien, vous avez eu vos cinq pengoes. Mais pourquoi diable fallait-il amener avec nous ce pauvre vieux cheval malade, qui n’a rien gagné dans l’aventure ?

*

Cette anecdote m’a été rapportée par l’avocat de celui qui m’a intenté un procès à l’issue de l’audience où nous nous sommes réconciliés.

Je remarque que cette anecdote n’est pas mauvaise en traduction allemande non plus. Cette moralité est à retenir. On raconte que derrière tout ce phénomène Hitler se cache la vieille idée de Hindenburg de réconcilier la nation allemande avec l’empereur d’Allemagne.

Le chemin de la réconciliation est semé d’embûches, il faudra en payer le prix. N’est-il pas dommage de s’y lancer avec une si grosse charrette ?

 

Az Est, 18 mars 1933.

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