Frigyes Karinthy : Nouvelles parues
dans la presse : 1933
Il vient en face de
moi sur la promenade du faubourg.
Magnifique dimanche, lumineux.
Le paysage respire la paix et un peu de
bonheur léger, insouciant, printanier. Comme surgis de terre, une
multitude de poussettes et de landaus envahissent les rues, les robes des
bonnes, bariolées rouges et jaunes, étincellent, on dirait
qu’on a baigné le monde, tellement tout est propre et de bonne
humeur : même les détritus brillent dans le caniveau –
c’est la victoire des couleurs et des surfaces sur la loi intraitable des
formes, le présent heureux et insouciant, l’allègre oubli
du passé sinistre et de l’avenir menaçant.
C’est dans cette ambiance qu’il
apparaît, sombre et noir, tel un index dressé sous un gant noir.
Il a la soixantaine, une petite moustache
grisonnante, une barbe de deux jours, mais régulière et
soignée : il a dû être soigneusement et
consciencieusement rasé deux jours plus tôt.
Son visage est compassé, solennel.
Son maintien est rigide. Il exprime que lui, il se promène. Il fait sa
promenade du dimanche. Il ne regarde ni à droite ni à gauche.
Dans sa main une canne, symbole et sceptre
de la cérémonie nommée promenade. Cette canne est
usée, il lui manque l’embout en fer. Le pommeau est la
poignée d’une ombrelle. Mais la canne n’en tient aucun
compte, elle se soulève, fière et pondérée, puis se
repose à terre, à un rythme régulier, militaire,
orgueilleux, comme si elle se souvenait de ses ancêtres, les
altières rapières, les fourreaux de velours.
Il est chapeauté d’un
haut-de-forme noir. Le chapeau est usé, il s’effiloche. Il
n’a plus son ruban.
Les manches du veston court, noir, sont
lustrées, un des coudes est troué. Les manchettes sont
effrangées. Mais c’est un veston élégant, or avec un
veston on met un pantalon rayé, sombre – donc c’est un
pantalon rayé, sombre, qui est tendu sur les jambes du gentleman,
rapiécé à un genou, une des jambes du pantalon est
étrangement flottante.
Le personnage est complété
par des chaussures noires vernies, le vernis en est écaillé
depuis longtemps, les côtés sont fendus, les lacets
rafistolés.
Pour parfaire l’image, un monocle
cassé, attaché avec du fil noir, danse à l’œil
droit du gentleman.
C’est ainsi qu’il se
promène, chacun de ses vêtements, de ses gestes, est comme il faut
– tous les accessoires d’un gentleman s’y trouvent, mais dans
un état pitoyable.
Il me croise, un fantôme.
Un fantôme de la classe moyenne – de la classe moyenne dont beaucoup ignorent qu’elle est morte.
Oh,
je vous prie de me pardonner, Madame.
En
vérité, ne m’en veuillez pas, Madame… La
vérité est que… Je ne me rappelle pas…
Oui, oui,
certainement nous nous sommes déjà rencontrés puisque vous
le dites… Qu’y faire ? Je suis épouvantablement
distrait. Le résultat est que je dois supporter la honte qu’une
dame me salue la première, qu’elle me gronde ouvertement dans la
rue de ne jamais la reconnaître.
C’est
bien vrai que je ne vous ai pas reconnue. Maintenant que vous êtes assez
aimable pour éclairer ma lanterne… Évidemment ça me
revient, bien sûr que je me rappelle, avec votre époux,
l’été dernier au Balaton… Oui, naturellement, je suis
enchanté, comment allez-vous ?
Je vous prie
de m’excuser. Où allez-vous chercher cela ? Que vous avez
peut-être changé, c’est pourquoi je ne vous aurais pas
reconnue. Mais pas du tout, en aucune façon ! Vous êtes
toujours aussi jeune et ravissante que la dernière fois…
Je vais vous
dire – je ne vous ai pas reconnue parce que c’est moi qui ai
changé.
Maintenant
vous riez et vous croyez que je plaisante et que je cherche à me
racheter à tout prix par un paradoxe. Mais, pourquoi ? C’est
vrai, j’ai beaucoup changé, j’ai vieilli – ou si vous
voulez je suis devenu sénile au point de ne plus reconnaître dans
la rue mes plus chères connaissances. Mettons-nous d’accord
là-dessus pour obtenir votre pardon.
Ou alors, si
vous y tenez – je ne vous ai pas reconnue parce que vous n’avez pas
changé d’un iota. Non, je ne retire pas mon compliment, vous
êtes toujours aussi jeune et attirante. Prenez cela pour un compliment ou
pour un manque de politesse, comme vous le souhaitez. Ou pour ce que vous
voulez. Je n’ai pas envie de faire des compliments.
Au
contraire. Si je vous dis que vous êtes ravissante…
Dites-moi,
pour l’amour du Ciel, à quoi je devrais vous reconnaître ?
S’il y avait en vous un trait bizarre, unique, même repoussant
– je vous aurais sûrement reconnue. Mais il n’y en a pas, il
n’y en a aucun, vous êtes ravissante et jeune – avez-vous une
idée combien de femmes jeunes et ravissantes courent par le monde ?
Et avez-vous une idée à quel point elles se ressemblent toutes,
ou plus exactement à leur standard commun, à leur patron de
couture, aux beautés féminines qui brillent dans les magazines ?
À
quoi devrais-je vous reconnaître ?
À vos
sourcils, exactement aussi longs et aussi amincis et aussi galbés que
ceux de Greta Garbo, et de vingt autres millions de femmes ?
À vos
cheveux qui sont teints dans la même blondeur et ondulés
exactement comme ceux de Marlène Dietrich, devenus le shako naturel de
toute l’armée de la gent féminine ou comment dois-je
l’appeler ? À vos lèvres que vous avez
dessinées aussi rouges et aussi rondes et aussi épaisses que vous
l’avez repéré sur l’idéal qui vous sert de
norme ? À votre sourire que rien qu’aujourd’hui
j’ai déjà vu en une trentaine d’exemplaires, sur des
photos ou en réalité ?
Vous savez
pourquoi je ne vous ai pas reconnue ? Parce que vous ressemblez à
Miss Univers, à la reine de beauté du monde, à laquelle
ressemblent toutes les beautés standards. Soyez un peu plus belle ou un peu
moins belle, alors je vous reconnaîtrai. Bien le bonjour.
Le
garçonnet de douze ans, héros de cette scène, je ne
l’ai pas rencontré en Amérique. Ni à Berlin, ni
à Vienne. Pas même à Szeged, ni à Pécel.
Mais à Budapest, dans le faubourg
Ferencváros.
Ce petit garçon n’était
pas handicapé et il n’était pensionnaire ni d’un
asile de fous, ni de l’institution des aveugles. C’était un
garçon ordinaire, normal, de douze ans. Il se tient à la porte
d’une maison de plain-pied, il se souffle sur les ongles. Je
m’adresse à lui.
- Jeune homme, ne voudrais-tu pas
m’aider à porter ce paquet ? Nous prendrons une voiture, je
te paierai un pengoe et ton tram de retour.
Il me regarde d’un air
soupçonneux.
- Où faut-il le porter ?
- À Buda.
Ses yeux s’allument.
- Au-delà du Danube ?
Je m’étonne.
- Bien sûr, on va traverser le
Danube. Par le Pont François Joseph. Pourquoi demandes-tu cela ?
- Passequ’alors
je viens. Je n’ai jamais vu le Danube.
- Que dis-tu là ?
- Ben, c’est ça !
Je n’en crois pas mes oreilles. Pendant
qu’on cherche un taxi, je l’interroge.
- Quel âge as-tu ?
- Douze ans.
- Où tu es né ?
- Avenue des Amérique, au
quatre-vingt-seize.
- Es-tu allé à
l’école ?
- Trois classes.
- Tu as une famille ?
- Ma mère. Quatre frères
et sœurs. J’ai travaillé deux ans à la briqueterie.
Ils m’ont renvoyé, le mois dernier.
- Tu as toujours habité
Budapest ?
- Où voulez-vous que
j’habite ? Bien sûr.
- Et… C’est vrai que tu
n’as pas encore vu le Danube ?
- C’est bien vrai. J’ai jamais eu le temps de flâner, ma mère
me surveille. On ne m’a jamais emmené nulle part, nous avons
été deux fois au Jardin de Népliget
avec mon frère, une fois à Gödöllő avec ma
mère, à pied. Mais là il n’y a pas le Danube. Ma
grande sœur a déjà servi à Buda. Et j’ai appris
à l’école où il se trouve. À l’usine,
il m’arrivait de monter à l’étage, de là on
voyait le Mont Gellért, le Danube coule à son pied, je l’ai
appris. Il y a plein de ponts dessus, ça doit être beau. Nous y
serons dans combien de temps ?
Il est tout excité quand il monte dans
la voiture. Il me rappelle mon premier départ pour Venise.
Sur le papier journal qui emballe mes
achats, j’ai découvert cet article dans lequel un savant allemand
ou français annonce que d’ici dix ans l’avion
stratosphérique sera prêt pour emmener en une demi-heure de
Londres à New York, l’enfant heureux du vingtième
siècle.
Mon
confrère auteur dramatique attendait l’autobus les yeux
cernés papillotants, en ce matin rayonnant, c’est là que je
l’ai rencontré. Je n’ai pas pu m’empêcher de lui
exprimer mon enchantement.
- C’est magnifique !
– me suis-je exclamé en levant mon regard vers le ciel, draperie
éblouissante habillée de sa splendeur printanière. Il
étincelait en bleu acier au-dessus de nos têtes, où le
Soleil Nu, la Clarté de toutes les Clartés, le Roi de tous les
Éclairages, le Foyer tourbillonnant concentrant toutes les
lumières du monde, se déployait déjà tout entier
au-dessus de l’horizon.
- C’est magnifique – ai-je
répété.
- Tu exagères… – a
répondu mon confrère de façon inattendue, la voix
teintée de modestie. – Crois-moi, je suis bien placé pour
en connaître les défauts… Le deuxième acte retombe,
le troisième, bien qu’il ne manque pas d’effet, je n’y
ai pas employé partout des moyens purement artistiques… Toutefois
Zoltán n’a pas raison, les arguments critiques qu’il cite ce
matin dans Délutáni Futár[1] ne sont pas sérieux…
Qu’il essaye de faire mieux ! Je suis persuadé que toi aussi
tu as préféré le premier acte, moi aussi je le préfère,
ça explique tes aimables louanges.
- Excuse-moi – me suis-je
étonné – à quoi fais-tu allusion ?
- N’as-tu pas dit que
c’était magnifique ?
- Si, ce beau matin de printemps.
Mon ami se racla la gorge.
- Ah bon… Ça ne fait
rien, je croyais que c’était à propos de la première
de ma pièce La femme de
l’autre d’hier soir… Cela fait trois semaines qu’on
n’arrête pas de m’agacer… De quoi tu voulais
parler ?... J’ai encore un peu sommeil… Ah oui, du matin de
printemps.
Il cligna des yeux vers le haut.
- C’est vrai, c’est pas
mal – a-t-il constaté avec une certaine reconnaissance
réservée dans la voix.
J’ai eu honte, je l’avais
peut-être offensé… J’ai essayé de me rattraper
par une pirouette.
- Oui… un matin de printemps
comme ça… comme décor c’est somptueux, je ne le nie
pas, mais après tout c’est un peu toujours le même, depuis
des centaines de milliers d’années… Le même
décor, les mêmes rôles.
- Laisse tomber – a-t-il
répliqué avec une peu de jalousie, la jalousie du professionnel
– c’est cela qui prouve le mieux que le public en redemande !
À l’affiche, mon ami, depuis cent mille ans sans
interruption… et comme je vois il y en a encore qui en sont
enchantés…
Il soupira.
- Je ne voulais pas
t’attrister… - ai-je timidement remarqué.
Il éclata soudain.
- Je ne voudrais savoir qu’une
chose…
- Quoi donc ?
- Quel sera le pourcentage de Nándor Morton, le célèbre agent
théâtral, sur le tantième d’auteur ?
Magyarország,
16 avril 1933.