Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
DANS LA RAFALE
DES MOTS
Gog, Magog et
Démagogue
Je lis dans les journaux que la tension se
relâche un peu dans le monde. Hitler a parlé avec retenue, le
discours de Roosevelt a exercé un effet apaisant, la déclaration
de Mac Donald a eu un effet salutaire sur le projet de conférence[1], la presse française s’est
mise en sourdine. Si tout va bien, dans ces circonstances la perspective
d’une démobilisation s’est améliorée, la paix
dans le monde a fait un pas en avant. C’est magnifique. Je m’en
réjouis vraiment. D’autant que la veille encore la situation
était très tendue, Hitler parlait de façon alarmante, le
discours de Roosevelt avait déçu, la déclaration de
Mac Donald avait fait fortement reculer les chances de la
conférence, la presse française avait joué sur des cordes
belliqueuses, agressives. Toutes ces avancées, reculades, poses de mines
et ces stratagèmes résonnent comme un compte rendu du front de la
guerre. Je n’ai pas le souvenir que dans les authentiques rapports
allemands (autrefois) il y aurait eu
autant d’expressions martiales que dans ces débats
idéologiques. On y lisait des expressions comme : « nous
avons rompu le contact avec l’ennemi », comprenez : nous
courons à reculons, ou « nos opérations se sont
ravivées sur le tronçon de Kovno[2] », comprenez : nous avons
massacré quarante mille hommes.
*
Une rafale de mots. Des munitions : le
mot, le même mot qu’on entendait aussi hier, mais tourné un
peu autrement, réglé à une distance de tir plus ou moins
grande, ajusté à une nouvelle cible. Connaissez-vous cet effet
comique, quand on regarde la danse par la fenêtre fermée, on
n’entend pas la musique, on ne voit que les gestes rythmiques sans raison
apparente ? Retournez la situation, fermez les yeux, débranchez
l’appareil de l’attention et du jugement, écoutez seulement
les mots : ils voltigent, rebondissent, c’est follement bizarre, le
même mot, dans une autre phrase, pas même dans une autre phrase,
seulement sur les lèvres d’un autre, prend une signification et un
effet carrément contraires. C’est très bien, c’est
parfait et juste : la situation s’est apaisée à la
suite de la façon de parler d’Hitler, tandis que Roosevelt a
parlé autrement – et que s’était-il passé la
veille ? Avaient-ils parlé différemment ? Ou alors,
Dieu m’en garde, avaient-ils pensé différemment ? Car
alors, est-ce aussi simple que ça ? On penserait que la
réflexion est un système cohérent, et s’il se
transforme, il le fait globalement. Mais si un système se transforme
tout entier, peut-il être représenté par la même
personne qui la veille encore était porte-drapeau d’une conception
opposée ? Ou alors pouvons-nous déclarer ouvertement et
franchement la réalité effective qu’en politique il est
inutile de chercher des relations logiques entre mots et pensées, les
mots sont-ils mobiles et interchangeables, indépendants des
pensées ?
*
C’est un peu comme ça. Pendant
que je gribouille les mots, en levant la tête de temps en temps pour que
dans un processus intérieur, la réflexion, je compare et je
contrôle, dans un but sensé, si oui ou non ils sont conformes
(figé dans mon idée fixe obstinée, innée,
qu’il doit y avoir une relation organique, une coopération :
l’un cherche la vérité, l’autre lui apporte
l’éclairage), un soupçon me hante sans cesse
par-derrière (le chagrin et le doute derrière le cavalier).
Étais-je dans l’erreur durant toute ma vie ? Ai-je
été trop naïf quand j’ai supposé que ce
processus, avec plus ou moins de vigueur ou de talent, peut se produire chez
chacun de nous ? Qu’on porte à ma décharge que
ça ressemblait tout à fait à cela – mes
congénères utilisaient les mêmes mots que moi, au mot
adéquat ils répondaient le mot adéquat, sur le clavier du
sens supposé quand je frappais les touches, ils ont bien produit les
notions souhaitées, j’avais toutes les raisons de supposer que
leur mécanisme était semblable au mien. Je croyais que la
différence entre un génie et un homme ordinaire n’était
qu’une différence de degré, c’est pourquoi j’évitais
d’utiliser des termes distinctifs – j’imaginais que le
génie est un homme qui sait et voit et sent mieux, plus fort, plus
clairement, plus sûrement, mais la même chose que tout le monde
sait, voit et sent.
*
Que ne m’en veuille pas le genre humain
que j’admire et reconnais pour d’autres raisons, autre genre,
confession, classe, couche, ou comment dois-je l’appeler… bref,
euh… l’autre partie considérable de l’humanité
qui, comment dire, euh… bref les dames, ou on a aussi coutume de dire la
"gent féminine"… en un mot, vous comprenez… donc
le susdit soupçon s’est éveillé en moi pour la
première fois au cours de conversations que j’avais avec elles.
Dans mon enthousiasme de jeunesse, je clamais en féministe
l’égalité des droits des femmes parce que je pouvais
très bien discuter avec elles, elles m’écoutaient et elles
acquiesçaient, elles témoignaient par des remarques intelligentes
qu’elles suivaient le chemin sinueux de la pensée soulevée.
Mais par la suite je fus frappé d’étranges surprises. Le problème
n’était pas qu’elles disaient blanc ce que je voyais rouge,
mais que lorsque j’avais prouvé par d’innombrables arguments
que c’était bien rouge, elles applaudissaient en approuvant, je
les avais convaincues, et après qu’elles avaient reconnu que
j’avais raison, elles me demandaient : mais alors comment ça
se fait que c’est quand même blanc ? Ou, encore plus grave,
elles ne demandaient rien, elles se comportaient et agissaient comme si le
rouge était blanc et non l’inverse. Cela a ensuite conduit
à toutes sortes d’embrouilles, ce que j’avais prévu,
mais elles apparemment ne l’avaient pas prévu. Il me restait
encore la consolation que j’avais affaire à une sorte de travers
féminin et qu’il ne fallait pas généraliser.
Malheureusement, au royaume de l’amitié virile, au fur et à
mesure des alternances des périodes politiques, se suivirent des
expériences semblables de plus en plus fréquentes. Des
connaissances masculines tout à fait éminentes, parmi elles,
même des frères en esprit (tout au moins je le croyais), avec
lesquels jeudi nous nous enthousiasmions ensemble pour Platon et moquions
ensemble les vaniteux, je les retrouvais vendredi dans le camp de
l’hypocrite Caton ; si je les interpellais, ils balbutiaient quelque
chose, gênés, qu’une chose est la théorie, et une
autre la pratique, et que "les temps actuels" exigeaient des
actes : comme s’il n’y avait pas une relation claire entre
penser et agir, pour modeler l’époque en ce qu’elle doit
devenir. Mes amis les plus fidèles tombaient les uns après les autres
au front intellectuel au fur et à mesure du renouvellement des rafales
des différentes "conceptions" ; je les perdais, plus
gravement que s’ils étaient tombés sur un véritable
champ de bataille : mon ami pacifiste qui a été coupé
en deux en août quatorze par une grenade serbe, ne vit-il pas plus dans
mon âme, que cet autre que je vois encore jour après jour, autour
d’une certaine table d’habitués, où l’on
prépare des programmes pour un parti de protection raciale ?
*
Mais alors quelle était la signification
de cette reproduction fidèle à les confondre de la communication
et du transfert d’idées, dont il est apparu par la suite que ce
n’était qu’un simple mécanisme : l’oreille
était directement reliée à la bouche, et c’est de
cette façon qu’elle a enclenché une sorte de disque de
gramophone caché, sur lequel une main mécanique aurait
gravé des questions et des réponses, sans que quoi que ce soit
ait bougé dans le creux du crâne ? Une machine peut-elle
apprendre à parler comme chaque être vivant apprend à
marcher, à se défendre et à attaquer, et non seulement
l’homme, lui, grâce à son instinct vital, dans le
mécanisme de la sélection naturelle ? Un homme parlant ne
signifie donc pas forcément un homme sensé, sui generis – dans la comédie des questions et des
réponses ? Ce n’est donc pas forcément le miracle de
la pensée que nous devons respecter ? Ne pouvons-nous pas
plutôt nous émerveiller de la puissance du dressage, comme dans le
cas du chien qui chante et du perroquet qui fait des discours ?
Dans l’enseignement des
"réflexes conditionnés", l’école de Pavlov
déduit pas à pas l’activité la plus raffinée
de notre cerveau de l’automatisme qui fait que par exemple la salive
monte dans la bouche du chien si on le mène à la curée.
Serait-ce tout vraiment ? Et seuls Pavlov et quelques autres feraient
exception depuis Socrate ? Ceux qui ont découvert quelque chose
d’eux-mêmes – et pour qui le sage Grec avait promis un
Élysée séparé, avant que le paradis
démocratique du Christ et de Mahomet n’eût
déclaré bien public la Raison socialisée : le choix
libre entre le Bien et le Mal, comme s’il allait de soi que nous sachions
choisir.
*
Et si non ?
Avez-vous déjà vu le Grand
Orateur ?
Avec ses bras tendus pour diriger la Foule,
tel un chef d’orchestre : il lève les mains :
applaudissez ! – il les baisse : écoutez !...
Puis il élève la voix : indignez-vous ! Puis il baisse
la voix : émouvez-vous !
Débatteur naïf –
serait-ce quand même lui qui connaît mieux ton
congénère, l’automate gramophone réagissant sur
l’insertion d’un jeton à l’accent tonique et au geste ?
Fils de Gog et Magog – honte à
toi ! Ton petit-fils, Démagogue, un moins que rien, dirige de son
petit doigt le monde qui t’a été confié.
Pesti
Napló, 21 mai 1933.