Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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grenouille

31-grenouille llors là, ça suffit.

Mois de mai ou pas, il fait froid. Ma peau n’est pas un calendrier, elle ne connaît pas les dates, ce n’est qu’une peau, quand la température baisse, elle a froid, que ce soit en décembre ou en août, ça lui est égal.

Et le comble c’est que l’institut météorologique a aussi déposé les armes, il garde les mains dans les poches depuis des jours, ses rapports et prévisions, traduits en langage vulgaire, donnent à peu près ça : « Écoutez, moi je ne m’y retrouve décidément plus, j’ai essayé ceci, j’ai essayé cela, il fait toujours froid, comment voulez-vous que je sache le temps qu’il fera demain ? Je ne suis pas une grenouille, fichez-moi la paix. »

En de telles circonstances on n’a pas le choix, moi, je dois agir.

Vous pensez que je me vante une fois de plus.

Mais tout d’abord, un modeste particulier peut-il intervenir dans les affaires du ressort de si hautes instances telles que le temps qu’il fait ? S’il y a quelqu’un capable de prendre des mesures ce serait plutôt le ministère de l’agriculture. Mais qu’est-ce qu’on peut savoir de ses relations avec les autorités célestes ?

Actuellement je ne dispose pas de suffisamment de canons à grêle, ce dont je dispose couvre à peine mes modestes besoins domestiques.

Mais alors comment est-ce que je compte agir ?

Très simplement.

Vous ne me connaissez pas.

J’ai quelques méthodes sûres contre les intempéries. Des méthodes infaillibles.

Contre les intempéries et en général contre les choses qui ne sont pas de mon goût.

La méthode n’est pas neuve, elle a été découverte par Darwin, on peut l’appeler aussi "adaptation aux conditions extérieures", sélection naturelle, struggle for life.

D’habitude ça marche chez moi, mais plutôt en sens contraire. En tout cas avec la même infaillibilité que chez tous les êtres vivants. Prenons l’exemple de l’écureuil, quand l’hiver arrive, il fait pousser sa fourrure. Moi, quand j’enfile ma fourrure, à l’instant même le beau temps arrive.

Probatum est.

Le temps ne peut pas être suffisamment exécrable pour ne pas s’arranger dès le matin où je sors mon manteau d’hiver de la naphtaline.

C’est la nature qui s’adapte à moi, sur la base que les sciences naturelles désigneront par l’expression "quand même", quand viendra mon Darwin à moi qui découvrira la relation nécessaire et mystérieuse entre ma modeste personne et les conditions météorologiques cosmiques.

Moi, je connais déjà cette loi et je l’applique. Cette fois par exemple j’ai inventé le truc suivant. J’écris un article sur le froid. Dès que là-haut on s’apercevra que le typographe a composé mon article et qu’il sera le lendemain dans les kiosques, le temps virera au merveilleux uniquement pour me donner tort.

Quand les présentes lignes seront entre les mains du lecteur, un divin printemps brillera dans le ciel et sur le Corso, les gens se diront que ce Karinthy parle une fois de plus de choses qui ne sont pas d’actualité.

Tant pis. Je me sacrifie.

J’accepte d’être la grenouille maudite que la princesse Printemps a transformée en magicien.

 

Az Est, 16 mai 1933.

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