Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
"PARLEZ
DE BÁLINT BALASSI[1]…"
(À un
oral du baccalauréat sur un vieux champ de bataille)
L’énorme
portail triple du propret bâtiment de briques rouges me fixe ainsi
qu’une bouche ouverte et des yeux écarquillés
d’étonnement en me voyant approcher – hé, toi, ancien
élève, qu’est-ce que tu viens faire par ici ?
J’ai fréquenté ce lieu pendant huit ans, j’y ai
passé mon bac, et on n’a pas besoin de psychanalyse, ni de la
connaissance de la théorie du "complexe du
baccalauréat" pour avoir le cœur serré dans la large
cage d’escalier pendant que je grimpe au deuxième étage.
L’oral" est en cours dans la salle d’honneur baignée de
la lumière éclatante de ce début
d’été : un souvenir de toute la vie pour ceux qui se
trouvent en face de la table nappée de vert, alors que pour moi ce
n’est plus qu’un "sujet", une impression, une
atmosphère, un reportage.
*
Je suis victime d’un mirage,
c’est certain. Ce sont les mêmes enfants dans les couloirs, le
même appariteur, les mêmes portes, les mêmes fenêtres
et la même cour… Le peuple et l’environnement de M’sieur, s’il vous plaît.
Alors qu’en haut, à l’étage strictement
interdit…
Le directeur, mon ancien professeur et
l’inspecteur de ce baccalauréat, mon éminent
confrère écrivain et essayiste renommé,
m’accueillent aimablement, me font asseoir entre eux derrière la
table verte, face à quatre chaises. Sur l’une d’elles, vingt
et quelques années plus tôt, le même adolescent boutonneux,
maigre, était assis, le front en sueur, avec le même regard, la
même pomme d’Adam agitée, déglutissant des
gorgées de trac, alors qu’il recevait son "sujet", il
lui restait encore quelques minutes pour réfléchir… Il est
cocasse de songer que ce jeune homme ici n’était pas encore au
monde lorsque j’étais assis à sa place.
Le professeur de physique, avec ses tempes
grisonnantes, me fait des signes en souriant. Je pousse presque un cri…
tiens… mais c’est Kelle… mon copain
de la terminale B… je savais qu’il voulait faire prof, mais
non que plus tard il fût revenu ici ! Salut… salut mon
vieux ! Tu te rappelles le…
*
Attention, la cérémonie suit
son cours.
C’est le tour de la langue et la
littérature hongroise. Manifestement je suis arrivé au bon
moment, j’ai de la chance, je ne suis pas obligé de me hasarder
trop loin dans le passé. Si l’on y pense, c’est la seule
matière dans laquelle, d’une part, je passe encore et en continu
mon baccalauréat (apparemment hélas jusqu’à ma
mort), et à laquelle, d’autre part, un tout petit peu,
j’appartiendrais moi aussi, à l’échelle d’un
quiz (alors les enfants, qui a écrit cela ?), si Monsieur le
professeur Pintér[2] n’était pas aussi
sévère. C’est, mettons, un pingouin qui ressentirait ce
genre de fierté s’il était présent à un
examen de sciences naturelles, où il pourrait être question de
lui ; ou une équation du second degré s’il lui
arrivait de se cacher derrière le dernier banc à un cours d’algèbre
– alors les gars, connaissez-vous ma solution ?
Pour l’instant on en est à
József Katona[3].
*
Quatre élèves sont assis en
face de neuf professeurs, directeur, inspecteur, délégué.
Les élèves ont en main le
"sujet" qui leur a été distribué. Ils le serrent
dans leur poing, l’un pétrit amèrement son genou, un autre
fixe le sol devant ses pieds, il murmure quelque chose pour lui-même,
jette quelques notes désespérées sur une feuille. Un
troisième, un blondinet, lève la tête, sûr de lui :
pour lui ça va, tout lui est revenu à l’esprit de ce qu’un
candidat au baccalauréat est censé savoir à propos de
Bálint Balassi (on le verra par la suite). Ses yeux distraits, quand ils
rencontrent les miens, il les détourne, offensé : il a
probablement lu sur mon visage que je suis enclin à lui souffler en cas
de besoin ! À lui !
Le premier des quatre se racle la gorge,
puis se met à parler.
- József Katona… est
né à Kecskemét en mille huit cent… (courte pause).
En tant que jeune… jeune avocat stagiaire… il monte à
Budapest où… (il déglutit) il tombe amoureux…
euh… (déglutitions répétées)…
euh… (victorieusement) de Betty !
Et ça marche, un peu cahin-caha,
mais ça marche. Le soleil cachottier se met à briller dehors. Une
hirondelle s’est installée sur une fenêtre, elle
pépie. Peut-être veut-elle souffler elle aussi, mais que sait-elle
de Betty ? Le candidat est content d’en avoir fini avec Betty, mais
à cet instant il ne se retournerait pas, même si sa future Betty
à lui se penchait sur lui, avec le sourire du printemps… Maintenant
sa pauvre tête doit répondre pour Gertrudis[4], Monsieur l’inspecteur lui a
naturellement posé la question si à son avis Gertrudis
était au courant des "malversations" de son frère Ottó.
- Gertrudis…
Gertrudis… cette femme un peu…
(déglutition) femme un peu virile…
Voyons, c’est vrai, était-elle
au courant ?
Toute la question est là.
Le ban Bánk[5], le héros aurait sûrement
échoué sur ce "sujet" à la fin du
troisième acte.
*
- Merci, ça ira.
II s’adresse au troisième
candidat.
- Veuillez parler s’il vous
plaît de Bálint Balassi.
La biographie défile sans accroc.
Des errements, des guerres, Anna Losonczy[6]. Je constate avec satisfaction que
jusque-là tout allait bien, je n’aurais pas échoué
moi non plus. Maintenant vient la question coriace. Quels sentiments et
passions ont inspiré le poète ?
Le candidat tergiverse. Brusquement ses
yeux se mettent à briller. Plutôt qu’une mortelle
esthétisation, résonne la vérité survolant tout le
reste, le poème immortel, vivant, coulant de source, sans déclamation
mais glorieusement :
« Sur
cette terre immense
Quelle
magnificence,
Ô
chevaliers, que les confins,
Dans
la timide aurore
Où
de beaux oiseaux d’or
Chantent
pour le plaisir humain,
Quand
pour nous contenter
Le
ciel a sa rosée
Et
la prairie ses doux parfums !... »[7]
Quelles passions ? Les
voilà !
Le professeur hoche un peu la tête,
il n’attendait pas une citation (citer c’est facile, expliquer est
plus difficile), néanmoins il ne peut pas se défaire de
l’effet de cette démonstration spontanée. Je me rappelle,
c’est ainsi qu’a hoché la tête, avant de
m’approuver, quand j’étais un bleu, le colonel,
lorsqu’à la difficile question sur ce que je devrais faire si, en
tant qu’éclaireur je me trouvais tout à coup face à
l’ennemi, en guise de réponse j’avais décroché
mon fusil de l’épaule et je m’étais jeté
à plat ventre.
Et une dernière question,
désormais avec une bienveillance affable :
- Et dites-nous : Balassi a-t-il
osé publier ses poèmes rebelles ?
…Il avait si ostensiblement
forcé à venir une réponse "il n’a pas
osé", qu’on pouvait conclure :
l’élève a réussi, il ne sera plus jamais dans sa vie
interrogé sur la littérature hongroise avec la
sévérité d’un juge d’instruction et sous la menace
de si lourdes conséquences éventuelles ; il pourra avoir des
opinions personnelles sur Katona, sur Balassi, sur n’importe qui, il ne
devra plus en rendre compte, il pourra même ne pas les lire, il est
dispensé pour la vie de littérature, ça ne regardera plus
personne… Et à l’horizon lointain commence à poindre
l’aurore d’après le banquet, quelque part au Bois de la
Ville… L’aurore d’une vie autonome, libre, responsable
seulement devant elle-même, qui ne déclinera plus jamais…
Vie, jeunesse, amour, gloire !
*
Mon attention se relâche, pourtant le
quatrième candidat est interrogé sur Ady, il doit dévoiler
le passé proche de notre littérature… Des fantômes
vivants, parmi eux moi-même.
La sonnerie retentit violemment. Les cours
s’achèvent aux étages inférieurs ; les
collégiens affluent bruyamment dans la cour.
Demain ce sera leur tour.
Le "trac" vécu
collectivement commence à se dissiper, je me sens fatigué.
Ça y est : je me suis revu moi-même à un quart de
siècle de distance ; comment pourrais-je leur dire, leur expliquer,
que le quart de siècle suivant n’apportera pas non plus un
changement réel ?
Ça ne vaut pas la peine de voir loin
dans le passé – sur une pente nos yeux portent plus loin, plus
haut, vers le futur, vers le sommet, nous apercevrons à la fois notre
berceau et notre cercueil.
*
Le directeur me raccompagne jusqu’au
portail. Peu avant la sortie, sur le mur, dans la fraîcheur du
préau, une plaque de marbre : les noms de neuf professeurs et de
vingt à trente élèves, avec un lumignon en dessous.
- C’est notre classe
post-terminale, c’est ainsi que nous les appelons – dit-il doucement
– la liste des collègues et des élèves tombés
à la guerre.
Az Est, 9 juin 1933.
[1] Bálint Balassi (1554-1594). Poète lyrique hongrois.
[2] Auteur d’un dictionnaire de littérature.
[3] József Katona (1791-1830). Dramaturge et poète, auteur de Bánk Bán.
[4] Gertrudis. Reine de Hongrie, épouse du roi Endre II (1205-1235).
[5] Le ban Bánk : vice-roi de Croatie et Slavonie au XIIIe siècle.
[6] Anna Losonczy (1553-1595). Égérie du poète.
[7] Traduction de Ladiszlas Gara et versification de Lucien Feuillade.