Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
BESOIN ET MODE
Moralité
d’une enquête
e vous rassure, il ne s’agit nullement de propagande
pour le mouvement espérantiste sur lequel nous venons de mener une
enquête un certain nombre de vendredis successifs. Nous avons écouté
l’avis pour ou contre d’éminents écrivains, devant un
public intéressé, profane ou non. J’aimerais cette fois en
tirer quelques conclusions, non de l’enquête proprement dite,
seulement à l’occasion de cette enquête, des conclusions
d’ordre général, indépendamment du mouvement.
Et comme ces conclusions me paraissent
intéressantes, leur nature paradoxale et ambiguë "me va comme
un gant", j’en parlerais le plus volontiers d’une façon
pédagogique, qui plus est en illustrant les enseignements (pour
commencer tout de suite par un paradoxe) par modestie à mes
dépens (et non par vanité).
L’excellent Zoltán Szász[1] qui a aussi fait une apparition parmi
nous, a, dans un article considérable, exprimé son
étonnement de trouver "un humoriste" dans le siège de
président de la réunion d’un mouvement si sérieux,
d’autant plus que cet humoriste (il s’agit de moi) a aussi
avoué ne pas maîtriser correctement l’espéranto. Au
demeurant Szász a reconnu qu’il s’agissait
de sujets vraiment intéressants, ce qui l’intriguait seulement est
que le débat se déroulait sur un ton superficiel et léger
par rapport à la portée des sujets traités – il y aurait
aussi entendu beaucoup de "sottises" et "d’inepties"
(pour rappeler son style) – bref : il avait imaginé autrement
les pionniers et apôtres de l’idéal gigantesque de ce
langage universel.
Ceux qui ont suivi l’enquête
d’un bout à l’autre protesteraient certainement avec vigueur
contre cette façon de voir. En effet de nombreuses questions
sérieuses générales et techniques ont été
soulevées et parfois approfondies. Mais, à supposer que pendant
la demi-heure que Zoltán Szász a
passée parmi nous l’ambiance était à la
plaisanterie, permettez-moi de poser la question : avons-nous nui à
la cause de l’espéranto, ou l’avons-nous plutôt
favorisée ?
Car une chose est l’idéal, et
la cause en est une autre.
Prenons par exemple mon cas avec
Zoltán Szász.
J’ai commis moi-même de
nombreux papiers sur la question d’une langue universelle, avec le
sérieux voulu, j’ai tâché d’éclairer le
problème jusqu’à ses racines, j’ai enrichi le sujet
de vastes horizons de notions, tout en ne m’écartant pas du
substantiel, j’ai soulevé des questions de principe. J’ai
même pris un jour la parole sur le sujet au Pen Club.
Tous ces efforts ne m’ont jamais valu
le moindre mouvement de la lame formidable, ce noble acier de l’esprit
critique de Zoltán Szász, qui daigne
susciter le débat ou la réflexion, ne serait-ce qu’au
détour d’une phrase, sur l’hypothèse selon laquelle
justement nous, Hongrois, aurions intérêt à promouvoir un
langage universel.
Cette fois, à l’occasion
qu’il a cru déceler à l’état-major du
mouvement, non des argumentaires passionnés et édifiants, mais
quelques légèretés superficielles, tout à coup il
consacre à l’espéranto une page entière. Il en est
ressorti ce que jusque-là il n’avait jamais avoué,
qu’il était d’accord pour l’essentiel et qu’il
espérait et trouvait souhaitable le succès et la gloire de
l’espéranto.
Mais nous en avons rencontré
d’autres comme lui.
Dès le début de
l’enquête j’avais prédit qu’il en serait ainsi.
J’avais expliqué que je voyais un des principaux obstacles au
succès de l’espéranto en Hongrie dans l’absence
d’adversaires (il se répand mieux à
l’étranger), pour la simple raison que la nécessité
de l’espéranto, son besoin, les arguments que l’on peut
citer en sa faveur, sont si clairs et convaincants qu’ils ne permettent
aucune réticence. Comme on peut apprendre l’espéranto en
deux semaines, on peut aussi démobiliser les contre-arguments les plus
entêtés contre le mouvement – l’adversaire
démobilisé est contraint d’abandonner ses propres
idées, mais n’adopte les nouvelles idées qu’avec
parcimonie (dans le domaine de l’apprentissage intellectuel
l’échange d’enfants n’a pas cours), il
préfère vite oublier ce sujet pénible, il le clôt,
il le range dans son tiroir, il l’ôte de l’ordre du jour.
Parmi les éminents publicistes qui avaient un jour consacré au
moins un article à la question au moment de l’enquête, pas
un seul n’est venu nous écouter – à l’exception
du seul Dezső Kosztolányi venu pour développer son
antipathie d’une manière très intéressante et
attachante ; une heure plus tard il nous a quitté parfaitement
convaincu, et… n’a pas écrit une ligne
supplémentaire.
Si Zoltán Szász
a pris la plume c’est parce qu’il voyait une contradiction entre ce
mouvement vieux de quarante ans et la séance d’une demi-heure qui
lui était consacrée – c’est cette bizarrerie, cette
apparente contradiction qui l’a incité à écrire.
*
Je n’ignore pas qu’aux yeux de
beaucoup de mes confrères écrivains notre entêtement
infantile de nous attacher à ce langage qu’ils qualifient
d’artificiel n’est pas sympathique, ni "artistique", ni
"digne d’un écrivain"…
Je dois veiller à mon expression.
Je ne cherche pas à
"propager" cette langue.
Je ne veux ni la faire accepter, ni
convaincre les gens.
Je voudrais la mettre à la mode,
sinon l’espéranto lui-même, au moins
l’intérêt pour l’espéranto.
Pas besoin de pratiquer
l’espéranto pour cela.
Il suffit de croire en lui (à
condition que ce soit désintéressé), croire qu’il
est intelligent, juste et beau. D’y croire non avec un fanatisme
apostolique, non avec la foi d’un martyr (je ne ressens nullement une
telle vocation), seulement avec la passion et la curiosité d’un
commerçant ou d’un agent cherchant à "placer" un
article parce qu’il le voit susceptible d’un succès mondial,
qu’il l’aime, qu’il est proche de son cœur, et qu’il
aimerait le partager avec d’autres.
Pour cette raison, parce qu’il
s’agit de marchandise, je ne répugne pas aux moyens
qu’emploie n’importe quel marchand habile ou concessionnaire pour
convaincre les "âmes d’artiste" délicates.
*
Les commerçants connaissent bien
leur métier, et s’ils reconnaissent l’utilité
d’une marchandise, ils sont de bonne foi en matière de moyen, ils
sont souvent bien meilleurs connaisseurs de l’homme et de la foule que
les proclamateurs des idées qui prétendent sauver le monde.
Ils n’apportent pas la bonne
nouvelle, ils apportent la bonne propagande – et ce sont eux qui sont
dans le vrai.
Ils appliquent naturellement, sans
philosophie ni spéculation, quasi inconsciemment, la seule
méthode appropriée dont je vais essayer de résumer
brièvement l’expérience psychique dans ce qui suit.
*
J’affirme seulement une thèse
et non une loi, seulement une expérience.
Il convenait de préciser cela
à l’avance, car comme la plupart des savoirs de la psychologie des
masses, le résultat est paradoxal, il contredit la loi sociologique, et
même économique, qui découle de la spéculation.
La loi prétend que c’est le
besoin qui régit en tout domaine les rapports de l’offre et de la
demande.
L’expérience prouve que si
cette loi est valable dans le monde végétal et animal, chez
l’homme il faut aussi tenir compte de quelque chose qui rend le calcul
confus, qui conduit à une autre réalité que ce à
quoi on pouvait s’attendre.
Cette chose n’a pas de nom
définitif, communément admis. Sa circonscription portée
à un dénominateur commun, son principe factuel est à
chercher dans la nature humaine.
On le baptise "d’esprit du
temps", de courant psychique, de religion, de besoin sentimental ou pour
ceux qui veulent à tout prix sauver la loi, de besoin culturel.
Soyons plus modestes. Appelons-le
simplement la mode.
Le terme "mode" signifie que
j’aspire à quelque chose dont je n’ai pas besoin, simplement
parce que d’autres l’ont déjà.
Cette aspiration, une fois de plus selon
l’expérience, peut être plus
puissante que la nécessité de satisfaire un besoin.
Comment est-ce possible ?
C’est une question d’encyclopédie
– j’y répondrai une autre fois.
Aujourd’hui seulement ceci : des
centaines de milliers d’hommes accrochent à leur cou un chiffon
totalement inutile sous la dénomination de "cravate", chacun
sait parfaitement qu’il n’en a nul besoin – mais le principe
de bizarrerie et d’étrangeté est plus impératif que
la conviction de l’utilité ou de la non-utilité.
L’espéranto ne sera pas
victorieux le jour où chacun aura reconnu tout le contenu de sa
nécessité – une telle reconnaissance générale
existe souvent (en dehors de la nécessité d’une paix dans
le monde), sans rapprocher d’un iota la mise en œuvre de sa
satisfaction – mais le jour où de ce contenu un petit
élément deviendra bien public, ce qui est plus que
l’entier, parce qu’il suffira pour éveiller l’enthousiasme
des foules.
Pesti
Napló, 18 juin 1933.