Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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L’ANTICHAMBRE DU PHALANSTÈRE

On m’a ausculté au Centre d’Examen des Aptitudes

 

« Cet enfant étudiera la médecine.

Celui-ci sera berger. »

 

« - Savant, ton avis ?

- Homme exalté et femme névrosée engendrent une progéniture chétive. Couple mal assorti. »

(La Tragédie de l’homme, d’Imre Madách)[1]

L’apparence de la scène inspire pour le moins la comparaison et à rêver éveillé ce songe angoissé – la tour de onze étages de l’OTI[2], notre modeste petit gratte-ciel, n’évoque-t-il pas ici parmi nous les visions de Madách ou de Swift, le phalanstère et Laputa, la victoire tragicomique de la Science Exacte ?

 

*

 

Non, la chose n’est pas aussi menaçante. Dedans, dans les locaux du Centre d’Examen des Aptitudes, ce ne sont pas les "savants" orgueilleux du phalanstère qui prennent place, mais ce sont deux chercheurs et éminents sociologues chaleureux et souriants qui accueillent mon enthousiaste personne alias Adam et mon assistant Dénes, alias Lucifer (je ne peux hélas pas dévoiler leurs noms, j’ai dû leur en faire la promesse, ils ont horreur de "toute réclame") et déjà leur communiquent les informations générales.

Donc : cette institution a été créée par l’assurance vieillesse qui la fait aussi fonctionner. Son objectif : par un examen scientifique des facultés individuelles, prévenir les orientations professionnelles erronées.

Tout assuré social est obligé de se présenter et se faire examiner entre ses 13 et 18 ans, donc avant le choix d’un métier. L’examen des aptitudes est précédé d’une auscultation médicale approfondie, d’une part pour vérifier les capacités, d’autre part, accessoirement, afin de dépister d’éventuelles maladies et d’entreprendre leur traitement.

 

Neuf fautes d’orthographe et autres problèmes

 

Salle de classe, des bancs. Les sièges sont séparés les uns des autres par un rideau, pour qu’on ne puisse ni souffler au voisin, ni copier.

Les jeunes ouvrières que l’on vient justement d’examiner, sont envoyées à la radio pulmonaire.

Je me propose comme prochain sujet à examiner. Quant au choix de mon métier, mon enthousiasme est freiné par le soupçon angoissant que je viens un peu tard, mais il ne fera pas de mal d’apprendre après coup si mes quelques confrères bienveillants qui prétendent que par exemple le métier de menuisier m’aurait mieux convenu, ont oui ou non raison.

Ensuite : on examine surtout des enfants ici et n’oublions pas, nous adultes qui nous approchons sans cesse de notre seconde enfance, ne serons vieux qu’une fois ! Chacun est curieux d’une petite révision même si on n’ose pas toujours se l’avouer.

Je n’irai pas par quatre chemins : depuis le baccalauréat je n’ai jamais ressenti un tel trac !

On commence par les matières faciles.

Orthographe. Un texte imprimé, plein de fautes. On est censé les corriger en cinq minutes. Je suis prêt en deux minutes, mais le problème est que je laisse neuf fautes.

On me rassure : c’est parce que je sais écrire très correctement et je lis beaucoup, que mes yeux expérimentés corrigent inconsciemment les fautes, sans que je les aperçoive, je ne les remarque pas.

Textes à compléter. Une petite histoire intitulée "Accident", la moitié de certains mots manque. Je lis assez couramment le texte à haute voix, je le complète – une seule fois seulement j’utilise un terme impropre, peu probable à cet endroit. On me rassure, cela est dû à des "complexes" au sens freudien, un excès d’imagination est quasiment naturel chez un écrivain. Alors ça va.

Notion principale. Il convient de trouver rapidement la notion collective de tout un tas d’expressions synonymes. Je réussis sans accroc, sauf dans l’exemple suivant : « dans les journaux toutes sortes d’articles, de nouvelles, de faits divers, d’annonces et autres… sont publiés ». Je ne retrouve pas le terme "communication".

Reconnaissance. Trois notions, puis une autre ; il convient de construire deux nouvelles notions qui auraient le même rapport avec cette autre, que la troisième et la quatrième avaient avec la première. Par exemple : « vert – rouge – couleur », puis on y ajoute « solide ». Là il convient d’ajouter « liquide » et « état ». C’est terriblement facile. Un jeu d’enfant. À propos du dernier problème par exemple qui étudie ceci : dans la mesure où je prends pour base la relation des notions « demande, offre et prix », qu’est-ce qui aura avec elles une relation semblable que la notion « utilité » ? Karl Marx et Co n’ont médité là-dessus qu’une trentaine de volumes. Moi j’ai besoin d’au moins une minute pour deviner que ce sont « nécessité » et « valeur ».

 

Dispensé de rédaction

 

Par reconnaissance de m’en avoir dispensé, je leur apprends le jeu « boum » qui consiste à dire « boum » à la place du chiffre sept et de ses multiples. La société savante se met à jouer à boum pendant de longues minutes. Je suis le vainqueur. Cela va de soi. À ce jeu c’est moi le plus exercé, Messieurs !

 

Sciage et épreuve de tact, résultat record

 

On arrive ensuite à l’atelier de test des facultés de l’être humain véritable, au sens physique, "l’homo faber" de Bergson, l’homme technologique.

Cette salle est une vraie petite cuisine de sorcière, pleine de machines étranges. Tiens, tiens, entrons vite ! Je me jette sur les divers instruments avec une passion suspecte – on peut les essayer tous ? C’est magnifique !...

Optomètre de Bálint. Tu actionnes une roue, une aiguille s’abaisse et s’élève sur une échelle – as-tu le compas dans l’œil pour l’arrêter juste au milieu ? Si tu tombes juste – comment y es-tu parvenu ? Un graphique montre tes hésitations, tes incertitudes – toute ton âme désemparée vibre là dans cette courbe.

Martelage, perçage, sciage, ponçage, pliage de fil de fer, mise en rotation, montage… Là, on ne peut pas tricher, l’expérience n’est d’aucune aide, des différences d’aptitudes même minimes ressortent rapidement.

Je suis mauvais pour manœuvrer des machines, j’avais beau rêver de piloter, ma main se perd entre les interrupteurs et les manivelles, la machine sonne et gronde ironiquement, en signalant qu’une fois de plus j’ai touché à la barre de caoutchouc à laquelle il était interdit de toucher car elle explose et fait tout sauter – je ne peux prétendre faire machiniste de bateau ni diplomate.

Mais alors qu’est-ce que je sais faire ?

Alors enfin – un succès positif !

Sur l’instrument servant à apprécier la finesse de la perception des surfaces mon doigt constate une rugosité, ou plutôt une aspérité de trois millièmes de millimètres – un résultat record.

Je vous ai bien dit, n’est-ce pas, après la parution d’"Ainsi vous écrivez", qu’on peut me dire ce qu’on veut, j’ai infiniment de tact, pardon, de toucher, moi, nom d’une pipe !

 

*

 

Les filles reviennent en pépiant et en papotant, elles apportent leurs bilans de santé. Chacune sera orientée vers une machine différente. Une ouvrière du textile qui aimerait travailler en magasin, teste sa sensibilité aux couleurs, en comparant des disques et des plaques. Ça ne marche pas trop bien – pour la rassurer je lui souffle à l’oreille que plutôt que de distinguer la couleur des étoffes et des soies raffinées, si elle a l’aptitude pour convaincre la cliente : « mais Madame, c’est le même coloris, ça crève les yeux que c’est parfaitement le même » - elle peut réussir avec ce talent aussi bien, sinon mieux dans le monde des affaires, qu’en ayant apporté avec soi de l’utérus maternel le sens des couleurs de Raphaël et de Pál Szinyei Merse réunis.

 

*

 

Aptitude !

Talent !

Depuis un certain temps un scepticisme toujours croissant proteste en moi, j’ai beau vouloir le bâillonner – en particulier contre ce dernier idéal.

Talent !

Que peut cacher, signifier tout cela ?

Talent !

Il le ferait s’il le voulait (question de caractère, un tout autre problème) – ou s’il le pouvait !

Ou – compte tenu des situations économiques et politiques existantes – si cela était possible !

Et hissé au sommet de la Tour (l’ascenseur monte dans sa cage, il a raison de monter !), où ces Messieurs m’accompagnent aimablement, je laisse promener mélancoliquement mes yeux sur notre capitale bien aimée.

À gauche le Mont Gellért, à droite le Parlement.

Sous nos pieds la Place Teleki[3].

Talent !

Eh oui, Messieurs – on a le Talent – mais où est la Possibilité ?

Nous avons pris un peu de retard, Messieurs. Pas seulement moi. Nous tous.

Il aurait fallu examiner le talent, les capacités, les aptitudes, les dispositions de ceux à qui « nous devons dire merci » pour cette époque magnifique dans laquelle nous vivons.

On ne peut espérer de secours que de la chance, rien d’autre.

 

Az Est, 18 juin 1933.

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[1] Traduction de Roger Richard

[2] La Sécurité Sociale de l’époque en Hongrie.

[3] Marché aux puces à Budapest.