Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
NUIT VIVANTE
Visite à l’Institut des Aveugles
Qui de vous, Mesdames et Messieurs qui passiez dans la rue Ajtósi, devant le palais imposant de l’Institut National des Aveugles,
a pensé y frapper à la porte ? Vous imaginiez certainement
des corridors mornes, sans tableaux
ni ornements, silence et tristesse, une sorte d’hospice où la
société garde par miséricorde des malades incurables, une
antichambre du "cimetière des
vivants", romantisme sentimental.
Qui est infirme ?
C’est
complètement faux.
L’institut des aveugles n’est
pas du tout un endroit triste, et le présent compte rendu, s’il ne
cherche pas des effets d’humour, recherche
encore moins les larmes de crocodile de cette bonté, de cette compassion,
dont toute l’activité s’épuise en larmoiements et
s’imagine avoir le droit de s’apitoyer et de plaindre. Le monde de
la réalité est un monde bien plus riche que celui de
l’imagination humaine – nous "gens normaux" nous efforçons à l’ouvrir
avec les clés de cinq organes sensoriels au total. Mais
déjà la science spéculative (qui elle-même cherche
péniblement des réalités extrasensorielles en s’appuyant sur les béquilles de
ses moyens modestes, les cinq sens) connaît au moins dix types de
phénomènes pour lesquels nous ne possédons pas
d’organe sensoriel : pourtant le Grand Apitoyé n’a pas
eu l’idée de se prétendre infirme pour, par exemple, ne pas
ressentir un champ magnétique lorsqu’il le traverse. De
même, un aveugle né (et ils sont nombreux ici) ne peut pas
être considéré comme infirme.
L’infirmité est au demeurant
une notion large et d’une importance purement physique – les différents êtres vivants
sont en réalité tous des infirmes les uns aux yeux des autres,
puisqu’il manque à chacun quelque chose qu’un autre
possède ; l’oiseau est infirme parce qu’il
n’a pas de mains, et l’homme est infirme parce qu’il ne
possède pas d’ailes.
Par rapport à quelque Martien qui
avec son organe sensoriel
créé par notre imagination vit et bouge familièrement au
milieu, qu’en sais-je, des rayons radioactifs ou même des
fantômes d’âmes mortes, nous
sommes tous des aveugles et des sourds.
L’âme n’est pas aveugle !
Il convient de chercher une autre
échelle, Mesdames et Messieurs.
Déjà la première
conversation avec un petit aveugle de neuf ans nous met dans la main cette
échelle.
La question est si ces créatures
particulières de Dieu sont des aveugles dans la faculté de leur âme humaine, la profondeur de
leur intelligence et le monde de leurs sentiments ?
Ils
ne sont absolument pas aveugles, Mesdames et Messieurs ! Vous pourriez
être satisfaits si vous pouviez dire qu’à l’âge
de neuf ans vous avez saisi une si riche panoplie de jugements distinctifs et
comparatifs, parmi vos congénères enfants et adultes, en
matière de sentiments et d’intelligence, que ces enfants ici, dans
la palpation active, vigoureuse, pleine de vie, des petits yeux de leurs
oreilles aiguisées et de leurs dix petits doigts !
Bien sûr, pour nous (et non pour
eux !) la compréhension est rendue un peu difficile par le fait que
c’est par jeu qu’ils apprennent à parler. Leur vocabulaire
est plein de mots et de comparaisons se référant à la vue
et à la vision, et cela ne facilite pas pour moi ce qui
m’intéressait : quel peut être la sensation de cette
forme non plus pauvre mais différente de la vie, pour une âme
humaine comme moi ? Cela paraît étrange, mais nous savons moins
d’eux qu’ils ne savent de nous. Seraient-ils rentrés en la
possession d’un sens perdu depuis longtemps ou futur, par la compensation d’une ouïe
aiguisée ou de doigts raffinés ?
Ils écrivent ainsi
Károly Herodek, directeur ici depuis
trente ans et auteur de plusieurs importants ouvrages, me guide avec prévenance,
d’un pas alerte.
Un bâtiment splendide, premier en son
genre dans le monde : des classes propres, des couloirs ornés
d’illustrations instructives, un réfectoire gigantesque, un parc
ombragé, un terrain de sport.
Le
nombre d’élèves est actuellement de 207.
Nous entrons dans une classe élémentaire.
Quatorze garçons de six à
neuf ans.
Ils sont assis à leur place, ils lisent et ils écrivent.
Devant chacun se trouve une sorte de boîte de jeu dans laquelle fouillent
leurs doigts agiles : ils prélèvent de petites baguettes et
les transfèrent dans une autre case de la boîte.
Ils composent des lettres, au sens premier
du terme. C’est la méthode ordinaire de Klein, avec des lettres
latines – ils n’apprendront que plus tard l’écriture Braille plus simple et plus pratique.
Au milieu de la classe une grande table,
saupoudrée de sable. C’est leur tableau où ils viennent pour être interrogés.
On écrit dessus avec un doigt.
Toute la bande piaille, papote, rit, gigote
– tout ici est vie et vivacité pendant qu’ils nous
écoutent et ils essayent de flairer : comment doit être celui qui leur rend visite ?
À l’école des voyants
(je leur ai aussi rendu visite récemment) la plupart des enfants
n’ont même pas levé les yeux quand je suis entré.
- Approche,
József Buzás – dit le maître.
Le petit aveugle né saute de son banc et se dirige tout droit, sans
hésitation ni tâtonnement, vers le tableau.
- Regarde ce Monsieur, il veut parler
avec toi.
Il
tâte vite mes mains, il sourit. Je me penche vers lui et la chaleur
extrêmement rare d’une intimité nous lie à cet
instant, pas trace du petit geste de reculade, de distance, ce qu’on
ressent toujours quand un adulte inconnu
s’approche d’un enfant voyant.
L’enfant sent
l’être vivant et chacun
de ses pores s’ouvre vers l’autre. Sa valeur moindre dans la lutte
pour la vie, non seulement ne le rend pas timide, elle augmente au contraire sa
confiance, dans une solidarité profondément ressentie.
Il ne voit pas que je suis plus grand et
plus fort, son instinct ne flaire pas inconsciemment les souvenirs d’une
lutte animale dans les traits de mon visage.
Pour lui je suis une voix, une
réalité presque abstraite,
une âme presque sans corps.
Les aveugles sont plus près de ce
qui en nous est seulement humain,
parce qu’ils savent moins du corps : ils sont donc moins craintifs.
Essayez de leur faire peur avec le croque-mitaine. Ils souriraient.
Qu’est-ce que c’est ?
Ils sourient tous.
« Combien de temps cela prend pour vous d’entrevoir le
lointain ? »
- Alors, József Buzás,
quel âge as-tu ?
- J’aurai dix ans en septembre.
Je lui prête ma montre, ma montre est
rectangulaire, il y a dessus un petit avion en relief. Il la "regarde" avec les doigts, il la
colle à son oreille.
- C’est
une montre, mais différente des autres. Je ne vois pas bien
l’image.
- Tu sais ce que c’est un
avion ?
- Bien sûr que oui ! Ça vrombit au-dessus de nos
têtes. J’ignorais que ça
a cette forme.
- Aimerais-tu monter dans un
avion ?
Il acquiesce aussitôt,
espiègle.
- Jóska Buzás, je
voudrais te demander quelque chose… Comment
tu imagines les gens comme moi, les voyants ? Comment cela doit être
à ton avis de ne pas avoir
à toucher quelque chose pour le voir ?
Il réfléchit. Il rit.
- Ben…
ça doit être bizarre…
Puis soudainement c’est lui qui pose
une question.
- Dites-moi… Combien de temps
cela prend pour vous d’entrevoir le lointain ?
Je me trouve gêné soudain.
Est-ce que cet enfant me prendrait
pour… hum… un infirme ?
Flash de magnésium pour une photo.
Les enfants sautent de joie. Je suis honteux mais c’est cette question
stupide qui jaillit de moi :
- Dis-moi, Jóska
Buzás… qu’est-ce que tu penses… d’après
ma voix… est-ce que je suis un
homme bon ?
Sa réponse spontanée et
rassurante est presque paternelle.
- Vous êtes un homme bon,
Monsieur.
Jour dans la nuit
Chahut, la compagnie se dirige vers le
déjeuner.
Je les suis en méditant.
Mais ce Jóska Buzás et la
petite et sérieuse Mária Jámbor qui m’a lu du Petőfi et qui joue
si bien du piano, des enfants de prolétaires de la terre, deviendront
des adultes bien supérieurs et
plus utiles, des adultes aux sentiments et à l’intelligence plus
évolués que leurs frères voyants, restés
là-bas dans leur milieu misérable, à creuser la
terre…
Par la force des choses, la mémoire
des aveugles, échelle de toute raison, est meilleure que celle des
voyants. Des capacités surcompensées remplacent ce qui manque.
Est-ce que l’Europe doit son premier rôle dans le monde aux
conditions cruelles, aux longs
tourments de la zone tempérée ?
*
On revenait le lendemain soir par bateau,
en provenance de Visegrád. Il faisait nuit
noire à bord. Nous discutions doucement. Un membre de notre groupe,
né aveugle, s’est écarté, il s’est assis dans
un fauteuil. Quelqu’un l’aborda :
- Qu’est-ce que tu fais
là tout seul ?
- Laisse-moi,
je lis un livre très intéressant.
Il avait un livre en Braille sur ses
genoux, et il feuilletait le texte dans le noir avec un plaisir manifeste.
Je n’avais encore jamais pensé
à cela.
Nous parlons de "nuit
continuelle". Mais ce qui a été sauvé pour eux dans
cette nuit, cela transforme, à beaucoup
d’égards, notre obscurité temporaire, en jour vivant pour
eux.
Az Est, 25 juin 1933.